Sans-Mesure

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Qu’est-on lorsque l’on n’est personne ? Que fait-on à cette heure qui n’en est pas une, ici, en ce lieu qui pourrait être sans nom, ne pas figurer sur une carte, un plan, qu’est-on sinon un désespoir flottant à tous vents, un genre de drapeau de prières muet qui distille ses vœux dans l’air glacial et sait que, jamais, ses espoirs ne seront exaucés ? Qu’est-on lorsqu’on n’est pas, que personne ne vous attend dans une pièce douillette, que nul repas ne vous sera servi, que nulle chambre ne vous offrira son abri ? L’hôtel qu’on attribue aux sans-abris est une entité froide, administrative ; la chambre dans le Refuge Social est le lieu où l’on vous dépouille, non de votre misère, celle-ci on vous la laisse, mais de votre dignité, de votre honneur. Vous n’êtes qu’un chiffre parmi la vaste marée humaine des Sans-Noms, des Sans-Grades, des Sans-Mesure. Oui, à la Rue, vous êtes Sans-Mesure, c'est-à-dire que vous ne serez jamais jugé à l’aune de vos qualités, de vos biens, de votre savoir. Toutes ces possessions sont pour les nantis dans leurs luxueux hôtels, pour les Riches dans leurs maisons aux boiseries d’acajou. En réalité vous ne demanderiez pas grand-chose : la pression amicale d’un regard, un geste de complicité, un bol avec une soupe gagnée par le travail, une halte où vous reposer, un foyer où vous réchauffer.

Vos demandes sont bien modestes, comme est modeste l’Amoureux qui grave sur les troncs, à l’abri des regards, l’amour qu’il dédie à son Aimée. Peut-être même l’Aimée n’en sait-elle rien ? Mais l’Amoureux le sait et cela lui brûle le cœur et cela fait dans son âme ce subtil gonflement, cette montgolfière qui l’emporte loin, oui, loin, au-delà des frontières mêmes du corps, là où scintillent les sentiments pareils à une rosée matinale. Oui, toi l’Invisible, ce que tu souhaiterais, comme l’on attend de découvrir une gemme précieuse, cette rosée matinale, cette simple rosée qui brille des feux de la joie. Je sais, les intellectuels diraient que tu es riche, précisément, de ta pauvreté, que ton dénuement tresse à ton front les palmes d’une ineffable félicité. Oui, je sais, l’on peut dire tout cela et bien d’autres choses encore. Mais la réalité est dure, le principe qui l’anime sans pitié, sous les coups duquel tombe son opposé le principe de plaisir. Disserter sur le bol de soupe que l’on n’a pas est sans doute une épreuve, mais n’avoir qu’un bol vide est une expérience autrement douloureuse.

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