Jordan Twist (8)

18 minutes de lecture

Lundi 22 février.

L'isolement. C'est vraiment de la merde. C'est cet endroit avec une cour de deux mètres sur deux, où t'as rien d'autre que toi-même, un lit et des chiottes. Je viens d'y passer trois jours, et leurs murs roses - une nouvelle lubie de ce con de directeur pour nous calmer, il paraît - commencent à me taper sur le système. Vivement que j'en sorte.

Et c'est aujourd'hui. Enfin.

En plus d'avoir pour seule compagnie un chiotte mal lavé, le silence m'a épaulé tout au long de ma détention. Putain de silence. À croire que je regretterais presque les beuglards de la section méca.

Je sais pas quelle heure il est mais il fait jour et j'ai reçu le repas de midi y a un moment. J'imagine qu'il doit être... seize heures environ quand ce connard de Martin vient me chercher pour me ramener dans l'unité. Il me lance un sale regard que je lui rends bien. Quand je marche dans les couloirs, les mecs me regardent en coin. Ça discute toujours quand un autre revient de l'isolement.

Rien de neuf pourtant ; des connards sont juste allés rapporter que c'est moi qui ai refait le portrait de Randall. Tout le monde le savait déjà, mais fallait montrer l'exemple. Enculés.

Ce vieux con de Martin ouvre ma cellule, l'air de me dire de me bouger d'y entrer. Je lui lance encore un regard mauvais avant de rentrer chez moi, rassuré à l'idée qu'il dégage enfin.

Dans le reste de la prison, rien n'a bougé depuis mon départ. Tout est toujours pareil, parfaitement orchestré. D'ailleurs j'apprends que dans quinze minutes, on va manger. J'étais pas si loin finalement, niveau horaire.

C'est amusant parce que ces jours me font perdre une partie de mon maigre salaire, mais je m'en fous ; cet argent me sert à rien et me servira jamais. J'ai déjà écrit mon testament d'ailleurs, dans lequel je lègue tout à ma petite sœur. Elle pourra faire de bonnes études comme ça. Elle veut devenir avocate, quelle coïncidence. Elle a un sacré talent. Je l'ai pas revue depuis un an, mais je crois qu'elle va bien. Elle a seize ans, alors je comprends qu'elle ose pas venir. Je la reverrai probablement pas avant ma mort.

Derrière ma porte, j'entends le bruit des pas des mecs qui s'affairent, les matons, les cuisiniers, les gars qui mettent la table. C'est le coup d'feu, en quelque sorte.

Une autre chose qui me rend content d'être allé en isolement : dans ces moments-là Beckett me fout la paix. Il a une autre proie qui semble lui plaire, et j'espère bien que ça va rester comme ça.

J'arrive en salle commune et ouais ; il est occupé à faire des clins d'œil à l'autre - un nouveau que je connais pas - qui se ratatine sur sa chaise. Les autres détenus arrivent petit à petit, puis le repas commence.

Je retrouve Wilson qui me demande comment je vais ; comme d'habitude, je réponds par monosyllabes. Je suis pas vraiment bavard, j'ai pas envie de m'attacher aux gens alors que le mois prochain je serai six pieds sous terre.

Comme d'habitude, son genou touche négligemment le mien sous la table. Lui, il prend part à quelques conversations en picorant sa polenta, alors que j'ai les yeux rivés sur mon assiette. J'ai pas mangé depuis un moment. Pas beaucoup, plutôt. Ce connard y est allé vraiment fort la dernière fois ; assurément plus que d'habitude. J'étais bien content d'avoir un jour de congé le lendemain. Je sais pas comment j'y serais arrivé sinon. Et d'avoir de la crème. Et un médoc. Et quelqu'un pour m'apporter tout ça.

Et comme chaque fois que j'ai rien d'autre à penser je repense à lui. J'essaie de comprendre pourquoi il s'intéresse à ce que je ressens alors que, c'est bien connu, je suis qu'un assassin qui mériterait de crever la bouche ouverte.

  • Ouais. J'ai hâte, fait un mec au bout de notre table, et plusieurs autres renchérissent.

Ils parlent des visites, dans deux jours.

Je me doute que personne viendra ; j'ai plus que Zoé et elle a aucune envie de me voir. De toute façon, j'ai jamais reçu de visite. Un jour de plus ou de moins...

J'ai le nez dans mon assiette, songeur. Foster le remarque et me demande si la bouffe est mauvaise, ce qui m'attire les foudres des cuistots. Je les rassure en disant que c'est bon, et j'attends que ça se finisse avant de finalement retourner dans ma cellule. En sécurité. Plus ou moins. Je m'assois sur mon lit.

Les minutes passent, et pas de nouvelles de Beckett. Pas encore. Tant mieux. Il doit être avec son nouveau jouet. Plus qu'à espérer que d'autres en profitent pas ; au pire ce sera toujours moins violent que lui alors, ça me gêne pas. Ouais. Pas vraiment. Moins. Je serre les poings.

À y repenser, c'est bien parce qu'il m'avait clamé comme sien que personne d'autre me faisait chier. J'avale ma salive difficilement. N'importe qui serait sûrement moins brute que lui de toute façon. Ça m'empêche pas de regarder en direction de la porte toutes les deux minutes. Vivement qu'on me boucle.

Finalement, lorsque je réalise qu'il reste plus de deux heures avant que ça arrive, je me déplace jusqu'à mon bureau pour y faire des coloriages. Je commence à dessiner, je fais un œil, que je colore de brun et de vert. Et je réalise que c'est celui du surveillant, Narcis.

Je façonne lentement ses cils de quelques coups de crayon gris quand des pas arrivent jusqu'au devant de ma cellule. Ils s'arrêtent, il y a un silence, puis reprennent. Mon coeur a fait un bond.

C'était juste un surveillant. Juste un surveillant. Mon corps tremble parce qu'il se souvient et mon esprit peut rien y faire ; je déteste ça. J'ai vraiment cru que j'allais mourir l'autre jour. De douleur et de peur. Je déteste ressentir la peur.

Alors pour me calmer, je reprends lentement mon dessin. J'attrape d'abord mon crayon marron, je calme mes tremblements et je colore les derniers petits espaces de l'oeil.

C'est la même forme que le sien. Autant continuer. Je fais le deuxième, et je descends pour tracer son nez fin. Souvent, je prends ma gomme pour effacer les traits que je trouve trop éloignés du modèle original. Je me prends à réfléchir avec plaisir à la façon dont il se tenait, au froncement de ses sourcils, à la fossette sur sa joue gauche. J'essaie d'être réaliste. Ça m'occupe et j'oublie le reste.

Si bien que quand un garde vient me boucler, je suis encore à retracer ses sourcils pour la troisième fois. J'essaie d'être le plus précis possible ; je gérerais mieux avec le modèle existant. Je l'ai pas vu aujourd'hui. Est-ce qu'il aurait... Laissé tomber ?

J'y réfléchis en attrapant mon crayon blanc, pour les lèvres. Je l'ai pas vu depuis jeudi, en fait. Pas depuis qu'il nous a ramené de l'agriculture et qu'il a mangé avec nous. Ensuite, même pour nous boucler, c'était pas lui. C'était son pote, Julien. Celui avec qui il était, quand ils étaient venus me voir. Quand il est avec quelqu'un, c'est souvent lui, de toute manière.

  • Ça fait un moment. Il aurait démissionné ?

Je me mets à penser à voix haute. Je regarde l'heure. Bientôt vingt-deux.

Je râle quand je mets trop de blanc, alors je rajoute du rose en continuant de réfléchir. J'appelle un surveillant pour qu'il m'amène un verre d'eau, et il arrive que dix minutes après, dans les mains de ce gars, Julien.

Je tends la main, attrape le gobelet et referme la porte sans un mot. Je vais pouvoir aquareller un peu. Je sors mon pinceau lentement, précautionneusement. Ma palette s'amenuise, si bien que le bleu est presque absent maintenant.

Ça va me coûter cher d'en retrouver... Je me mords la lèvre. Ils voudront pas m'en redonner. Va falloir que je paie de ma personne. Encore. Concentre-toi, concentre-toi sur ton dessin...

Ma main s'est remise à trembler d'elle-même, et je bouscule ma lampe en voulant attraper un mouchoir.

  • Merde !

Je vois une tache d'eau se former au coin de ma feuille.

  • Merde, merde !

J'éponge comme je peux. Je vois comme l'eau se propage peu à peu et fait gondoler le papier. C'est bien ma vie ça. Je suis dévoré par cette goutte d'eau qui m'a rendu fou.

Finalement, la catastrophe s'arrête lorsque son menton est amoché, et ça se poursuit jusqu'à sa lèvre inférieure. Les traits sont flous, la couleur s'est un peu répandue, mais heureusement ça touche que cette partie.

J'essaie de refaire un peu les traits mais ça marche pas. Je pose la feuille entre les barreaux ; je pourrai en faire quelque chose quand ce sera sec.

Dehors, ils marchent encore dans les couloirs. J'entends la porte de la cellule de gauche s'ouvrir, et ça me fait encore sursauter. Le traumatisme est plus grand que prévu, je sens mon corps réagir de nouveau. Je devrais peut-être en parler au psychiatre cette fois.

À travers la cloison, pourtant épaisse, j'entends la voix grave de Narcis Parker, le surveillant. Il commence à parler fort, puis tout à coup c'est plus silencieux, mais je peux encore écouter une conversation sourde.

Je regarde de nouveau mon dessin, pas terminé, et je l'entends de nouveau, alors je frappe à ma cellule pour appeler.

En quelques secondes, la porte s'entrouvre et je vois - encore - Julien, qui demande ce qu'il se passe. Je serre les lèvres. Aucune envie de lui parler. J'ai la saleté d'impression que le brun m'évite. Pourquoi il contrôle et parle dans les cellules à côté des miennes ? J'ai fait un truc ? Il s'est rendu compte que son intérêt pour moi était malsain ? Il est occupé à discuter avec un autre détenu ? Pourquoi il parlait avec Walter ? Ce con de lèche-cul ? Je regarde Julien alors que je réfléchis à la raison pour laquelle c'est lui qui se tient en face de moi.

  • Alors Twist ? Qu'est-ce qu'il y a ? il demande, et je me rend compte que c'est la deuxième fois déjà.
  • Chef Parker ? j'appelle en élevant un peu la voix, l'ignorant royalement.

Les voix s'arrêtent soudainement dans la cellule à coté, puis elle reprennent après quelques secondes. En face, Julien a haussé un sourcil.

  • J'ai besoin de lui, je grogne avant de lui claquer encore une fois la porte au nez.

Je sais que ce gars me déteste. Et je lui rends bien.

Des portes s'ouvrent, se ferment, et moi je retourne à mon bureau où le matériel est encore étalé. J'éponge à nouveau mon dessin et souffle dessus et je décide d'en refaire un. Un qui sera bien cette fois. Avec des traits complètement fidèles. J'ai déjà tracé les traits grossiers des yeux quand la porte de ma cellule s'ouvre derrière moi.

Je continue mon dessin, imaginant le nez, la bouche et le menton par des traits simples pour le moment. J'esquisse rapidement les cheveux.

  • Alors quoi, Julien me dit que tu m'appelles mais ensuite tu me parles plus ? Ça devient une habitude, fait sa voix, et elle provient de mon lit.

Je me retourne vivement - un peu trop - et je le regarde avec un léger sourire.

  • Salut.

Il hoche la tête. Je le vois décroiser ses jambes, ses mains appuyées derrière lui pour se soutenir.

  • Pourquoi c'est plus toi qui contrôles ma cellule ? je demande en venant m'installer par terre en face de lui, assis en tailleurs.
  • Ce sera moi demain matin.
  • Pourquoi pas jeudi et vendredi ? Pourquoi pas avant ? Tu disais quoi à Walter ?
  • T'étais pas là vendredi. J'ai contrôlé une cellule vide, il se marre en levant un sourcil.
  • Ouais. T'as eu peur ? je souris en coin.
  • Nan les gars m'ont vite averti, il dit avec une voix que je trouve plus rassurante, un peu comme quand il encourageait les mecs au ramassage de pommes.
  • Ouais, okay.

Je me tais un moment. Ça me rassure vraiment qu'il soit là dans ma cellule avec moi. Je me suis habitué à sa présence. Et après trois jours sans voir personne...

  • Alors ? Un cauchemar ? Coup de blues ? Besoin d'un psy ? C'est payant ce soir, il rigole en rampant en arrière sur le lit de ses hanches, pour finir les jambes sur le matelas et le dos contre le mur.
  • Combien ? je demande en venant appuyer mes avant-bras sur le matelas.

Je paierai le prix.

  • Je sais pas. C'est pas encore fixé.

Il rigole encore, et j'attends qu'il décide, patient, le regardant. Il finit par secouer la tête.

  • Alors ? Pourquoi tu m'as appelé ?
  • Je dois pas payer ?

Son sourcil se lève une fois de plus et sa fossette se creuse pendant que le coin de sa lèvre remonte.

  • Payer quoi ?
  • T'as dit que c'était payant…

Je fronce les sourcils.

  • C'est pas payant. J'ai pas fait payer Walter pour l'écouter parler de sa vie. Je vais pas te faire payer pour me regarder.

Je sens la moquerie et l'ironie dans sa voix, autant qu'on la voit sur son visage.

  • Oh. Ouais. Une blague.

Je baisse les yeux. Je peux pas deviner, tout se monnaie depuis que je suis là…

  • J'avais besoin de toi.
  • Quoi, tu pensais vraiment à payer ?

Son nez s'est froncé, je vois que ça le travaille.

  • Ouais, je me redresse pour aller chercher le dessin que je viens de commencer et mon crayon.
  • Avec quoi ? L'argent du boulot ?

Quand je me retourne, je vois qu'il s'est assis en tailleurs sur le lit, encore appuyé au mur, les mains qui retiennent ses chevilles. Je hausse les épaules.

  • Si t'avais voulu de l'argent, ouais.

Ses yeux se sont ouverts en grand. Moi je me rassois.

  • Je voulais te dessiner.

Je lui montre l'original qui a pris l'eau.

  • Désolé pour la tâche... J'ai été maladroit.

Il le regarde un moment et fait des commentaires tout bas.

  • C'est vraiment pas mal. J'aime bien les couleurs, il finit par dire en me le redonnant avec son sourire.
  • Je voudrais en refaire un, je dis en posant le premier par terre à côté de moi. J'en veux un qui soit vraiment bien détaillé. (Je me rapproche de lui et je scrute son visage). Y a pleins de trucs que j'avais pas remarqué. Genre ta cicatrice, là.

J'en suis les contours, une ligne au niveau du menton.

  • Ou les grains de beauté.

Je les pointe du doigt. Il en a un sur le nez, entre les yeux sur la droite. Ça lui donne du charme. Un autre sous l'œil droit. Ça lui va bien comme ça.

  • Alors je dois juste faire le mannequin ? T'en as pour longtemps ?

Il a l'air un peu mal à l'aise ou quelque chose comme ça.

  • Je sais pas, je hausse les épaules. T'as un truc à faire ? Les surveillants dorment la nuit en général.
  • Je suis de garde jusqu'à minuit et demi, et après je refais le matin, il m'explique. Il faut que j'aille surveiller les autres, aussi.
  • Les autres dorment, je marmonne.

Il me contrarie.

  • Peut-être pas, il dit puis fait une pause. Ils ont peut-être besoin de moi.
  • Moi aussi j'ai besoin de toi.

Je croise les bras.

  • Alors dépêche-toi de commencer, tant que je suis là. Je reviendrai plus tard.

Je fronce les sourcils et me relève.

  • Non. C'est bon. Va t'occuper des autres.

Je lui tourne le dos. J'entends le bruit de ses habits sur ma couverture, puis ses pas derrière moi. Je me retourne pour le regarder encore, je le défie. Lui il hausse les épaules, puis ouvre la porte et disparaît. Je serre les dents et déchire ma feuille en deux. Et je replonge par terre, en tailleurs et la tête dans les mains. Connard.

Je me mets ensuite à déchiqueter minutieusement chaque bout de Narcis. Un œil. Une oreille. Une mèche de cheveux. À l'extérieur, tout semble être redevenu calme. Même les bruits de pas sont difficiles à capter.

  • Qu'il aille s'occuper de ce petit con de Walter s'il préfère gérer ses cauchemars de fillette, il a qu'à aller voir ce débile de Foster qui lui piquera son matos sans même qu'il s'en aperçoive, tant mieux s'il préfère discuter avec cet abruti de Clinton, JE M'EN FOUS ! je crie en déchiquetant son nez.

Rapidement en réponse, un poing tape contre la cloison de ma cellule pour me dire de faire moins de bruit.

  • Va te faire voir, pleurnichard ! je lui grogne.

Sale con.

Le silence revient après ça. Lui il revient même pas. Salaud. Et ce que j'en ai à foutre toute façon. C'est pas comme si c'était important, pas comme si j'avais besoin de parler à qui que ce soit, j'ai jamais eu besoin de discuter, ça va pas commencer maintenant parce qu'un surveillant s'est planté de métier et a décidé de se la jouer Mère Thérésa.

Je continue à ruminer - quel con, vraiment ! - pendant un bon quart d'heure. Puis je me mets au lit. Je peste parce que j'ai encore oublié la lumière du bureau, je vais l'éteindre et je replonge sur mon matelas.

Et bien sûr, quelques minutes après, ma porte se réouvre. Et c'est sa voix qui en provient.

  • Alors ? Ça a avancé ? il commence, puis il s'arrête, sûrement face à l'obscurité.
  • Ça pouvait difficilement avancer sans modèle, je dis d'une voix énervée.
  • Tu m'as dit de partir.
  • Pas du tout.

Il soupire depuis le seuil. Je me relève, déjà habillé pour dormir - déshabillé, plutôt - et je vais rallumer la lampe de chevet.

  • Tu m'as dit de partir, il répète dans la lumière.
  • Ben maintenant je te dis de rester, dans ce cas.

Je montre la chaise en attrapant l'esquisse que j'ai gardée intacte, elle. Le papier peu ou pas utilisé est précieux. Il s'assoit docilement sur le support.

  • Je pourrai pas rester trop longtemps, il me prévient. Je pensais que t'avais commencé et que t'aurais pas besoin de moi pour une longue durée, à ce stade.
  • J'ai été patient, je réponds en le fusillant du regard. Je t'ai laissé réconforter tous les petits cons des autres cellules.
  • Je devrai y retourner quand même, il dit en redressant son buste pour le plaquer au dossier.
  • Ton travail c'est de t'occuper des détenus chiants la nuit non ? Ben voilà. Je te donne du boulot.

Je me remets en tailleurs par terre, armé de mon crayon et de mon sous-main.

  • Il y a eu plus chiant. Un mec a fait une crise. Faudra que j'y retourne et c'est pas négociable. Dessine au lieu de parler.
  • Il a fait quoi ? je demande en commençant à retracer les traits.

Avec la faible lumière comme ça, c'est parfait.

  • Panique.
  • Pourquoi ?

Je peux enfin tracer les contours de sa mâchoire que j'arrivais pas à capter.

  • Parce qu'il a paniqué.
  • Merci, je grogne en levant les yeux au ciel. Bouge pas.
  • Je bouge pas.
  • Ouais.

Je le regarde encore et ses yeux aussi sont rivés sur moi. Je peux enfin mieux comprendre ce regard auquel j'arrivais pas à donner assez de profondeur pour que ce soit lui.

  • T'es encore bien bleu, il dit quand je pose la touche finale à ses cils.
  • Bleu ? je demande bêtement en regardant ma palette.
  • Ouais. Enfin, vert plutôt. Ton corps.
  • Ah. Ça va partir. Et revenir.

Je hausse les épaules.

  • C'est à quelle heure ?
  • Quoi ?

Je fais semblant de pas comprendre. Je me concentre sur un détail de ses lèvres, penché sur mon dessin.

  • Tu veux pas me dire ?
  • Ça changerait quoi ? je marmonne en appliquant du vert dans les pupilles.
  • Je pourrais être là. Genre, dans le couloir.
  • Et tu feras quoi pour les trois autres à qui ça arrive en même temps ? je demande d'une voix plus rauque, alors je me racle la gorge.

Mes mains tremblent de nouveau, si bien que je peux plus dessiner. Merde. Il soupire et rajoute plus rien, le regard au loin, sur le mur derrière moi.

Je rejette mon crayon et je ramène mes jambes contre moi. Je cache ma tête contre mes genoux et je commence à compter. Ça me calmait de compter quand j'étais gosse.

  • Le mec, il a fait une crise de panique parce que sa femme vient le voir, mercredi. Elle a accouché il y a quelques jours, commence Narcis de sa voix apaisante. J'ai bien cru qu'il faisait une syncope.

Je hoche la tête. Je comprends ce qu'il essaie de faire. Ouais. Je l'écoute. Je me concentre sur sa voix.

  • Il a hurlé qu'il avait peur de voir son bébé, alors qu'il le verra pas. Elle va pas l'amener ici, pas maintenant, il est trop jeune pour être trimballé, il est chez la mère de la maman, il continue.

Je le regarde dans les yeux, m'accrochant aux iris verts.

  • C'est stupide, je murmure.

Il penche la tête sur le côté et la lumière lèche sa mâchoire.

  • Quoi ?
  • Il a peur d'un truc qui arrivera pas. C'est idiot, je souffle en venant près de lui, toujours assis par terre.
  • Il avait peur que ça arrive. On a dû lui répéter pleins de fois qu'il avait pas à s'en faire.
  • Il avait qu'à pas la fourrer sans capote s'il voulait pas de gosse, je grogne d'une voix faible en posant ma tête sur ses genoux.
  • Non, je crois pas que ce soit ça. Il avait juste peur... De le voir là. Il est derrière les barreaux. C'est pas l'image d'un père que t'as envie de renvoyer la première fois que tu vois ton gosse. C'est psychologique.
  • Il s'en souviendra pas toute façon.
  • De quoi ? Son gosse ?
  • Ouais. Il est à peine né. Il s'en fout de le rencontrer ici. Il a juste besoin d'un père.
  • Ça résonne pas comme ça, un mec qui a peur de le voir mercredi. Toi t'es calme et tu réfléchis. Le gars sort bientôt, de toute façon.
  • Tu m'étonnes. Il vivra sa vie pépère avec son gosse. Il a pas intérêt à lui transmettre sa tare.

Je le vois hocher la tête du coin de l'oeil.

  • J'ai un gosse aussi il parait. Un gars. Il a un an. Je suis pas vraiment sûr qu'il soit de moi mais ouais, il me ressemble, je murmure, les yeux mi-clos. Il a un père, tu sais, alors ça va. Je l'ai juste vu en photo, une fois.
  • Ouais ? T'aurais aimé t'en occuper ?
  • Non. J'ai pas le temps pour ça. Je veux dire, j'aurais pas risqué sa vie parce que je recherchais des saloperies. C'est dangereux.

Il acquiesce encore en regardant vers mon lit.

  • Je suis content d'avoir fait ça aussi. Même si c'était pas exprès. J'espère juste, tu sais. Qu'il a pas ma tare, je murmure en fermant les yeux.
  • C'est quoi, ta tare ?
  • La rancune. Je me venge. Jusqu'à mourir s'il le faut.
  • Alors, tu sais pas quand t'arrêter ?
  • Si. Je sais exactement, je chuchote.
  • Et ça s'arrête quand tu meurs, il conclut.
  • Ouais. Mais je sais quand. C'est pas comme si, tu sais... Comme si je continuais jusqu'à ce qu'un jour je meure par hasard ou de vieillesse. Ça s'arrête quand... Ouais. Tu verras bien.
  • Je te verrai… mourir ?
  • Si c'est toi qui contrôles ma cellule à ce moment-là.

Je hausse les épaules.

  • J'aimerais que tu m'avertisses, alors, il dit après un très long silence.

Je relève les yeux sur lui.

  • Tu me laisseras faire ?
  • Sûrement pas.
  • Je peux pas t'avertir, alors.

Je repose le menton sur son genou.

Le silence règne à nouveau. Je me sens bien, là. Je visualise une bulle autour de nous, mais pas toute légère, un truc infranchissable. Je suis en sécurité. J'ai pas ressenti ça depuis des années. Depuis Jordy sûrement.

Je me dis qu'il doit ressentir tout l'inverse, Narcis. Il doit être oppressé et en avoir marre, il doit avoir envie de partir sans savoir comment me le dire. Parce que mes histoires morbides sont pas vraiment ce qu'il y a de plus intéressant.

Mais moi je suis bien là. Alors je reste encore un peu. Sans rien dire. On bouge pas. J'ai envie... D'un câlin ? Ouais, le genre de câlin qui t'entoure et réchauffe ton coeur. Il devrait pas faire ce job, Narcis Parker. Il devrait pas perdre son temps avec des gens qui le méritent pas, il devrait faire du bien à ceux qui le méritent et qui peuvent aussi faire du bien autour d'eux. J'ai envie de lui dire tout ça mais je me sens trop fatigué.

Finalement, c'est lui qui brise la bulle en premier.

  • Tu devrais aller dormir maintenant. C'est une vraie journée demain.

Je hoche la tête, vaguement, mais j'ai déjà sombré.

  • Jordan...

La Terre bouge sous moi, mes pieds trainent au sol et j'atterris sur le matelas. À côté de moi, un bruit d'objet qui tombe sur le sol, puis la porte qui se ferme. La lumière s'est éteinte, mais je l'ai pas remarquée. J'avais déjà fermé les yeux pour la nuit.

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