Jordan Twist (6)

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Mardi 16 février, 12h passées.

Quand je croise son regard, je sais déjà que je vais prendre cher. Une semaine d'isolement, déjà de retour. Génial.

Il me fait un petit signe de la main, comme s'il voulait m'attirer à lui, puis un clin d'oeil de gros salaud. Et dire qu'on est au repas de midi, avec tous les autres.

Je baisse le nez sur ma bouffe et je l'ignore comme je le fais si bien. Je sens le genou de Wilson contre le mien, qui se veut un peu apaisant. Bientôt, sa main glisse sous la table et vient l'effleurer, sans mauvaise intention, je le sais, mais ça m'empêche pas de me retirer ; et lui il repose sa main sur la table.
Je souffle. Je sais que Wilson est du genre tactile et qu'il adore le contact humain ; mais moi je peux pas, je peux toujours pas. Je serre ma fourchette plus fort. Finalement je vais peut-être essayer de tuer Beckett juste après Randall. Je l'entends rire d'ici avec d'autres mecs, ce connard.

Randall par contre, je le vois pas dans la grande salle. J'ai remarqué que de plus en plus de matons sont avec nous, en revanche. C'est pas qu'il y en ait beaucoup, mais c'est qu'ils mangent avec nous, au lieu d'être dans leur loge à eux. C'est de plus en plus souvent, ces temps-ci.

Je les observe un peu ; je vois qu'ils nous observent aussi, je pense qu'ils attendent de voir si Beckett fout pas trop le bordel. Ça m'arrangerait qu'il retourne au trou…

Pourtant, tout le repas passe et il se tient bien.

Je grimace intérieurement sans rien dire. Aussitôt le repas fini je reste avec Wilson et on part tous les deux à la cour extérieure. On est très surveillés ici. Tant mieux.

Plusieurs gars attrapent le ballon dès qu'ils arrivent et commencent une partie de basket. On les regarde faire en silence ; c'est pas trop mon truc les sports d'équipe. Surtout avec des mecs dont la moitié méritent de crever.

Quand on doit reprendre le boulot je traîne pas et me dépêche, on part en agri. Aujourd'hui on s'occupe d'aller cueillir les pommes. Comme c'est à l'extérieur, un minibus nous attend dans la cour, ainsi que quelques gardes déjà prêts. Parmi eux, je repère directement le flic.

Je le toise de haut en bas ; je sens qu'il y accorde de plus en plus d'importance et ça me fait sourire. Je le frôle accidentellement quand je passe à côté de lui mais il s'éloigne aussitôt pour me laisser le passage, comme s'il pensait qu'il avait commis une faute en étant à cet endroit-là.

Je serre les dents, et je grimpe dans le fourgon.

On arrive rapidement et je commence à errer dans les allées de pommiers. Les gars font tous pareil dans les autres, tenaille en main pour couper les feuilles inutiles. J'y ai pas droit moi. Ils disent que je suis trop dangereux. Je dois me contenter de faire le tri. Ça me rend dingue. Je goûte un fruit en me baladant.

Elles sont encore trop acides, ça crisse entre mes dents. Je recrache rapidement.

Je continue de marcher au hasard ; mais je sais qu'ils m'observent.

L'exploitant est pas là, lui. Y a que nous et les surveillants. Je suis déjà venu ici deux fois, la première pour ramasser les fruits à terre, la deuxième pour regarder les autres couper les arbres, encore et toujours.

Je m'assois avec mon foutu panier et je cherche un peu les pommes, gardant les plus belles. À plusieurs mètres à ma droite, j'entends les gardes parler entre eux, sans comprendre ce qu'ils disent.

J'ai vu que le flic était pas avec son pote, aujourd'hui.

J'approche d'eux, intéressé, et je fais mine de continuer à cueillir. J'ai toujours été doué pour ça ; pas pour rien qu'on dit que je suis une mine d'informations.

  • Mardi prochain du coup ? demande un d'eux.
  • Ouais. C'est le mieux, fait un autre.

Je tourne rapidement les yeux vers eux et je suis tout de suite assailli par le regard transperçant de belle-gueule-de-flic. Je l'observe moi aussi. Il a un visage harmonieux. Dans une autre vie je l'aurais sûrement dragué, alors même que j'ai toujours été attiré par les femmes. Il a des cheveux bruns coupés plutôt court, coiffés façon négligé, ça lui va bien. Et il a ce regard un peu sévère... Je suis en train de me perdre dans ma contemplation. Merde.

  • Twist, j'ai vu plein de pommes là-bas. Tu devrais y aller, il fait en me montrant un autre coin, bien plus loin d'eux.

Je serre les dents. Dis-moi d'aller voir ailleurs si t'y es, le résultat sera le même. Je lui envoie un regard meurtrier avant de faire demi-tour. Ils nous traitent comme des chiens ici. Quand j'arrive là où il m'a montré, je suis étonné qu'il ait dit vrai. Y en a vraiment beaucoup, ici. Et y a que moi, alors je pourrai facilement toutes les prendre pour les ramener au camion. Ils font une espèce de petite compet, celui qui est le plus efficace gagne un truc, mais j'ai jamais vraiment participé à cette mascarade.

Je lève les yeux au ciel et fais mon tri tranquillement.

Finalement, je fais un certain nombre d'allers retours jusqu'au camion, où un des gardiens est là juste pour faire son stupide décompte. Ils sont vraiment payés à rien foutre.

Quand je reviens la fois d'après, ils ont échangé de poste. Le policier est occupé à noter la récolte de John, un mec de l'agri, concentré sur son calepin. J'arrive droit après et lui tends mon cageot à mon tour. Ça me laisse au moins tout le loisir de l'observer quand il compte.

Les pommes sont toutes empilées, alors il est obligé de s'accroupir pour compter celles du dessous. Il pose son doigt rapidement sur chacune, et murmure le décompte en même temps. Je me penche un peu en arrière histoire de le reluquer. Quoi ? Pour une fois que personne me surveille.

  • Eeet.. t'es en tête, il finit par dire en se relevant.
  • J'aurai droit à une pomme d'or ?

Je croise les bras en m'appuyant contre la camionnette. Il termine d'écrire sur sa feuille, puis ses épaules se redressent et ses yeux tombent sur moi.

  • Peut-être, si tu continues et que tu finis premier.
  • Ouais ? À un million ? Genre je pourrais payer une caution qui me ferait sortir d'ici ?

Je ris un peu et ma voix sort rauque. J'ai plus l'habitude. Le coin de sa lèvre se retrousse.

  • Peut-être. On a pas encore fixé le prix pour aujourd'hui. Si tu demandes ça, on sait jamais.
  • Dommage que j'aie pas envie de sortir alors.

Ça lui va bien de sourire en coin comme ça.

  • Demande autre chose, dans ce cas.

Un autre mec arrive pour faire compter son butin et il fait son job. Il note le nombre sur son calepin, puis le mec repart en étant encouragé à continuer. Je hausse un sourcil et repars à mon tour. Okay. Je vais gagner son truc. Voyons ce que j'ai le droit de demander.

Je reviens un quart d'heure plus tard avec autant de pommes qu'avant. Quand j'y pense, j'ai l'impression d'être un pigeon. Mais dès que j'approche de Belle-Gueule, j'oublie que je suis un pigeon et je lui tends mon nouveau cageot. Pour le plaisir de pouvoir mater encore un peu.

Il refait le même manège. Il s'accroupit, compte mes fruits, le note sur sa feuille et me félicite en disant que je gagne encore. Je me demande ce qu'il fait quand il rentre chez lui. Et à quoi il pense. Pourquoi il fait ce job. Pourquoi il est plus flic. S'il a des animaux de compagnie. Une copine, ou une femme, des enfants.

  • Twist ? Jordan ? fait sa voix grave, et ça me ramène à la réalité.

Il est un peu penché en avant, les sourcils et le nez froncés en m'observant.

  • Ouais ? je cligne des yeux. Chef ?

Il se redresse et s'appuie à nouveau à la camionnette. Je vois un détenu arriver, panier en main, plus loin.

  • T'étais ailleurs.
  • Vous avez eu peur que je vous tue d'un coup de pomme ? je souris, moqueur.

Lui, son visage se ferme un peu, puis il me fait signe de repartir. L'autre mec arrive et nous regarde, l'air d'hésiter à prendre ma place. Je le bouscule au passage, et je repars chercher mes pommes.

  • Plus que cinq minutes ! crie la voix d'un mâton après un moment, quand je suis au fond du champ, le panier plein.

Je me dirige vers le fourgon mais je vois qu'un autre détenu y va aussi et accélère le pas. Tant pis, je m'en fous de ce jeu pourri. Y aura pas le temps de toutes les compter.

À la camionnette, c'est un nouveau garde. Ils ont encore échangé de poste. Vraiment rien à foutre. À ma droite, je vois les autres qui y vont sans se presser en discutant, mains dans les poches.
J'attends sagement qu'il en ait fini avec l'autre et je donne mon reste de pommes ; effectivement, ce con prend pas la peine de les compter. Plus le temps qu'il a dit.

On attend encore tous comme des cons en rang d'oignon pendant plusieurs minutes, puis les surveillants annoncent les scores. J'ai gagné de peu, le mec qui s'est dépêché à la fin a failli m'avoir.

  • J'ai droit à quoi ? je demande nonchalamment.
  • Tu verras quand on arrive, me grogne un des gardes en ouvrant déjà le fourgon pour nous faire rentrer.

Je vois le flic plisser les lèvres, de l'autre côté. Il attend pour monter en dernier. Je baisse les yeux et monte juste avant Belle-Gueule.

Le trajet se fait dans un silence relatif, et on arrive finalement jusque là prison. A la maison... Et mon estomac commence à se tordre d'un coup parce que je me souviens que Beckett est ressorti. Je laisse rien paraître, serre mes poings sur mes genoux.

La porte coulisse et je descends le premier, forcément. On passe en file indienne jusqu'aux contrôles, et on se retrouve finalement à l'intérieur. Retour au bercail. Je lève les yeux pour chercher qui est là ; personne de très important. Je me détends. Puis quelqu'un touche mon coude rapidement. Je me retourne, c'est Belle-Gueule.

  • Tu me suis, il me dit en s'en allant déjà.

Je hausse un sourcil et obéis docilement, marchant derrière lui. Je vois qu'on se dirige vers la loge. Juste avant de passer le dernier coin, on croise un autre maton et il s'arrête.

  • Il est là-bas, Martin ? il demande au mec en désignant leur loge.
  • Non, il est en train de surveiller les cuisines.
  • Tu sais ce qu'ils gagnent cette semaine, quand ils font le meilleur travail ?
  • Un jour de repos je crois.

Belle-Gueule jette un regard vers moi et je baisse les yeux sans rien dire. Je sais comment c'est. Je suis pas idiot. Un jour de repos ? Si je fais profil bas ouais. Et encore.

  • Faut que je demande confirmation à Martin ? il reprend.
  • Ouais, on sait jamais. Pas que tu fasses une connerie à cause de moi, répond l'autre gardien.

Le flic lui fait un sourire, puis on reprend notre chemin, en direction des cuisines cette fois. Martin est justement en train de sortir quand il nous voit. Je sens direct son regard. Je hais ce surveillant. Un connard prétentieux qui passe son temps à humilier tout le monde.

Je reste en retrait, ils discutent un moment, puis finalement c'est Monsieur connard-prétentieux qui s'approche de moi. Je relève des yeux froids sur lui, attendant. Derrière, je vois l'autre s'éclipser, et je serre d'autant plus les dents. Super, seul à seul avec ce con.

  • Alors t'as ramassé tes pommes, t'es content ? se moque Martin.
  • Ouais.

Je souffle en regardant un point invisible derrière lui. T'énerve pas Dan, t'as aucune envie qu'il t'enlève le peu de droits que t'as reçus.

  • Oui qui ? il demande, plus en colère.
  • Oui chef, je soupire.
  • Et alors, tu crois que t'as le droit à une journée pénard ?
  • C'est ce qui se dit quand on a ramassé le plus de pommes.

Je réponds d'une voix maîtrisée. Il doit s'imaginer qu'on a tous quarante de QI.

Il me toise de haut en bas, puis confirme que j'ai un jour de congé avant de s'en aller au plus loin de moi. Je soupire et je me dis que ça me fera du bien ; je pourrai lire un peu. Il doit être bientôt dix sept heures, maintenant. Bientôt l'heure de manger.

Je décide d'aller en salle commune et de déjà m'installer. Je m'assois nonchalamment, attendant Wilson. Foster est en train de mettre la table. Il me jette des petits regards rapides parfois, mais il dit rien de plus. Puis Wilson arrive avec d'autres mecs, un moment après.

Il vient vers moi et me demande si ça va ; je réponds que j'ai eu droit à un jour de repos, ce à quoi certains mecs répondent par des regards meurtriers. J'entends des petites insultes par-ci par-là, aussi. Wilson se contente de taper dans mon dos pour me féliciter, et je lui grogne un merci. Quand je relève les yeux sur la porte, Beckett y entre, et son regard est fixé sur moi.

Il me lâche pas des yeux en léchant ses lèvres, puis il se fait pousser par les gardes qui arrivent tous pour nous surveiller. Je regarde de nouveau mon assiette et ma fourchette. C'est stupide ; ils nous enlèvent les couteaux pointus et tout ce qui peut blesser mais ils nous laissent les fourchettes. Je pourrais le buter d'un coup de fourchette.

Manque de bol pour lui, il y a plus de place à ma table.

Coup de chance pour moi.

J'aurai pas à supporter sa tête pendant quelques minutes. Je commence à manger ma soupe, c'est pas mauvais. Je ris intérieurement des gens qui pensent qu'on est à l'eau et au pain sec ; on a des types qui cuisinent pour nous des plats super bons ici. En plus c'est varié.

Ce soir, le dîner est étrangement calme. Y en a toujours qui gueulent d'habitude. Je regarde autour de moi et je comprends que Rob, le gardien, est rentré de vacances. Personne a envie de broncher, devant cette armoire à glace. Je soupire de lassitude. Plus que quelques mois, courage Dan.

Je me ressers à manger histoire de traîner plus longtemps à table, si bien que je finis par me faire virer par ceux qui sont de service de nettoyage.

Je me traîne jusqu'à ma cellule alors que les autres ont leur période de temps libre. Il est dix-neuf heures trente. Il faut pas plus d'une demi-heure pour que quelqu'un frappe à ma porte, puis qu'elle se referme derrière lui. Beckett.

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