Ernest, enquêteur hors brelan

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 Au commissariat de Charvin-Les-Bouilles, les affaires allaient bon court, la paperasse se remplissait doucement mais sûrement. Quand soudain, une musique mystique déchira les tympans des officiers : "Petit poney, petit poney, tu es tout gris et..."

 Ernest bondit de son fauteuil et se jeta sur son portable.

 "Faut vraiment que je fasse changer cette sonnerie !" pensa-t-il, honteux.

 — Allo, commandant Ernest Arbre à l'écoute, j'appareil.

 — Ernest faut vraiment que t'apprennes à prononcer ta phrase de salutations sans bafouiller, lui recommanda Magalie.

 — Oui... On n'a pas tous ton talent.

 — Marlowe m'a demandé de te demander un service.

 — Qui ça ?

— Marlowe. Le Lieutenant. Enfin, ex-Lieutenant, je sais pas trop.

 — Non, désolé, ça me dit rien.

 — Mais si ! C'est le taré qui est venu ce matin au commissariat ! Il m'a prise avec lui, tu te souviens ?

 — Vaguement...

 — Bon, tu peux m'aider ou pas ?

 — Dis toujours.

 — Il faudrait que tu nous dégotes des infos concernant la situation à la frontière sino-tibétaine, et particulièrement autour de Ourumkui.

 — Il n'y a pas de frontière entre ces deux régions, le Tibet fait parti intégrante de la Chine. De plus, si on devait délimiter une frontière, Ürümqui ─ puisque c'est comme cela qu'on le prononce correctement ─ en serait loin.

— C'est bon j'ai compris, tu es très cultivé, maintenant, tu comptes m'aider ou pas ?

 — Oui, évidemment. Par contre, ta façon de t'exprimer a changé. Marlowe déteint sur toi on dirait.

— Ah, tu vois que tu le connais !

 — Non, toujours pas.

 — Bon, rappelle-moi quand tes recherches auront donné quelque chose, et hésite pas à me signaler dès que t'as du nouveau sur cette histoire de gens qui tombent depuis les nuages.

 — Oui, t'en fais pas.

 — C'était qui ? lui demanda Augustus, le second lèche-botte du commissaire.

 — Notre secrétaire Framboise. Elle a besoin d'infos.

 — Ah oui, elle est partie en trombe tout à l'heure.

 — Elle était avec un gars apparemment, mais je ne vois pas qui.

 — Ah bon ? Elle n'est pas partie toute seule ? Et me dis quand même pas que tu vas lui obéir !

 — J'ai pas grand chose à faire en ce moment, c'est le calme plat. Et puis, c'est trop rare qu'on s'adresse à moi directement pour que je ne l'aide pas.

 — Comme tu voudras... Si t'as besoin d'un coup de main, n'hésite pas à ne pas m'appeler.

 — Compte sur moi.

Au même moment, en Belgique.

 — Eh dis, c'est qu'elles sont bonnes ces frites, pas vrai ?

 — Et pas qu'un peu ! C'est rien d'le dire !

 Dix mille ans plus tard, quelque part entre Uranus et Neptune, le vide intersidéral restait toujours aussi peu rempli. Enfin, à première vue...

 Dix mille ans et deux minutes plus tôt, ailleurs :

 — Compte sur moi.

 Cinq heures plus tard, à vingt et une heure et demie, Ernest s'écria :

 — Oh mon Dieu !

 — Je sais, c'est surprenant. Moi-même j'ai encore du mal à croire.

 — Tire-toi de là frérot, ça sent pas bon.

 — Je ne peux pas, ça s'appelle de la désertion. Mais ne t'en fais pas pour moi, les autres sont simplement tombés sous l'effet de surprise, ce ne sera pas mon cas.

 — Sois prudent.

 En ce moment même, dans l'aéroport fantôme d'Urumqui, il était près de deux heures du matin. La neige frappait contre les murs, créant une cacophonie glaciale dans tout le bâtiment. La moitié du groupe dormait, allongée sur les surfaces les plus confortables trouvables dans l'édifice abandonné, sur des affaires personnelles, voire sur le sol. Les autres ne parvenaient à trouver le sommeil en raison du stress ou du froid, car il parvenait à s'infiltrer à travers les parois mal isolées, l'enceinte du bâtiment n'étant plus chauffée.

 Lorsque Marlowe avait rejoint le groupe après deux heures d'absence, des traces de rouge à lèvres mal effacées un peu partout, Magalie l'avait adomnesté sévèrement :

 — T'étais passé où ?

 Les sourcils froncés et la voix grinçante de sa coéquipière n'échappa pas au Lieutenant. Mais une nouvelle révélation s'était faite à lui. La situation avait clairement changée, et la contrariété qu'il éprouvait ne lui donna pas envie d'être conciliant avec la secrétaire.

 — Laisse-moi tranquille.

 — Non, ça va pas se passer comme ça ! Pendant que tu n'étais pas là, j'ai dû m'occuper toute seule des civils !

 — Au moins tu t'es rendue utile.

 — Tu aurais pu au moins m'avertir, c'est ton pote le criminel qui m'a expliqué... J'étais débordée face à leurs demandes et leurs trouvailles !

 — Je comprends, tu dois pas avoir l'habitude. Du coup, qu'a-t-on découvert ?

 — Je te le dis seulement si tu daignes t'excuser !

 Marlowe ne chercha pas midi à quatorze heures, surtout qu'il ne parvenait pas à faire la conversion avec le décalage horaire. Il sortit son arme de fonction et menaça la secrétaire.

 — Allez, exigea-t-il, aboule.

 — T'es taré...

 — Ça a toujours été le cas tu sais bien. Alors ?

 Remplit d'amerturme, Magalie lui présenta un adolescent à la carrure robuste. Il avait dégoté une vidéo qui, perdue dans les limbes d'Internet, ne cumulait pas plus d'une centaine de visionnages. Pourtant, son contenu était des plus étranges. Un touriste avait filmé sur son téléphone, un Wiko, à en juger par la qualité médiocre de l'image, son arrivée à l'aéroport. Parmi la foule qui s'y trouvait, on distinguait plusieurs groupes de soldats en patrouille. Tout à coup, ces soldats ordonnèrent à tout le bâtiment de quitter les lieux immédiatement. La panique enveloppa le caméraman, ne rendant plus que des mouvements saccadés. L'adolescent déplaça le curseur temporel en avant. On y voyait maintenant le touriste à l'arrière d'un véhicule. À travers la vitre, on discernait clairement des ombres gigantesques, envahissant l'environnement, semblant les poursuivre. Une sorte de nuit artificielle annexa l'aéroport. La vidéo se coupa à ce moment.

 — C'est quoi ces conneries ?

 — J'en sais rien, révéla le jeune. Mais je doute que ça soit truqué. Les fakes sont souvent sensationels et se répendent rapidement. Ici, on voit juste que ça s'obscurcit au loin vers la fin, et notre vidéo est loin d'être virale.

 — Hormis ça, ajouta Magalie, on n'a aucune info. La Chine semble bloquer toute médiatisation des événements. Mais d'après des journalistes du dimanche téméraires, son armée semble perdre du terrain ces derniers temps.

 — Ce qui expliquerait la désertion d'Urumqui, et probablement de plusieurs autres zones. Maintenant, ce que je n'explique pas, c'est pourquoi les tibétains n'ont pas conservés ces dites zones, ou pourquoi nous ne décelons aucune trace de lutte. Aucun corps, aucune douille, aucun impact de munitions...

 Dans les heures qui suivirent, l'adolescent constata que la vidéo avait disparue du réseau. Par chance, il avait songé à l'hypothèse qu'elle soit supprimée et l'avait donc enregistrée dans son téléphone.

 Pablo accepta finalement de fournir gratuitement ses omelettes d'une grande plateur, puisque très peu voulaient bien payer pour elles. L'homme alcoolique en surchage pondérale, Jean-Gabin, accepta finalement de prendre sa part en voyant les autres en manger également. Thierry, le fada conducteur de kart, refusa néanmoins, affirmant que les omelettes devaient se manger chaudes uniquement. De plus, la plupart des goûteurs ne semblaient pas convaincus de la qualité de la nourriture. Une saveur sucrée venait tout gâcher ! Pablo révéla qu'il s'agissait d'un épice exotique, ingrédient secret dont la connaissance n'était transmise que par les branches de l'arbre généalogique. Seul Jean-Gabin en redemanda une seconde part.

 — C'est bien parce que c'est vous ! déclara le restaurateur.

 — C'est un véritable délice ! Excusez-moi de m'être emporté contre vous tout à l'heure.

 — Oh, mais tout est pardonné.

 Une fois le coup de la colère passé, Magalie se tourna vers son collègue, remarquant que quelque chose clochait.

 — Hey. Dis-moi, il t'arrive quoi ?

 — Comment ça ?

 — Je vois bien que ton comportement a changé. Tu es sombre, renfermé, et très désagréable depuis que tu es parti avec l'hôtesse de l'air. Ça s'est mal passé ? Elle t'a recalé ?

 — Non, au contraire. Ce n'est pas elle le problème. Un phénomène s'est produit entre temps. Une sombre illumination. J'ai compris quelque chose qui remet tout en cause.

 — Qui est ?

 — Tu ne comprendrais pas. J'ai déjà essayé de t'expliquer la première révélation qui m'a été faite, et tu t'es contenté de te foutre de ma gueule.

 — Tu parlais de fin du monde, excuse-moi si j'ai du mal...

 — Bref. À partir de maintenant, mets-toi ça en tête : Je ne serais plus que sérieux et discipline.

 — Wouah ! Eh ben c'est pas la joie tout ça.

 — Tais-toi.

 — Bon...

 Magalie avait du mal à comprendre ce revirement. Mais que lui avait donc fait cette Nathalie ? Avant, certes, Marlowe se montrait insultant, mais maintenant, il agissait seulement de manière acerbe. En y repensant, la secrétaire songea qu'auparavant, il jouait un personnage, et que désormais, il se comportait en étant purement lui-même, ne se forçant pas à cacher son désespoir.

 Alors que la majorité se reposait, Magalie fut tirée de sa somnolence par le vibreur de son téléphone. C'était Ernest. Elle activa le haut-parleur et invita Marlowe à écouter les nouvelles.

 — Coucou les chouchous !

 — Houla Ernest, t'as bu ? s'enquit Magalie.

 — Hein ? Non, non...

 — T'as du nouveau ?

 — Ah, oui, du nouveau... J'ai appelé mon demi-frère, qui est soldat dans l'armée de Xi Jinping.

 — Ah bon, t'as un demi-frère ? En Chine ?? Mais pourquoi tu ne nous en as jamais parlé.

 — J'ai bien essayé, mais tout le monde s'en fout de moi, râla le Capitaine.

 — Toi et moi on a eu le même problème, souffla Marlowe.

 — Et que t'a dit ton frère ? demanda Framboise.

 — Il m'a parlé d'une force inconnue qui s'est emparée de leurs territoires en un claquement de doigt. Il ne sait pas comment vaincre cette chose, mais ses commandants semblent confiants.

 — Passe-le moi, ordonna Marlowe. Allô ?

 — Allô. Qui c'est ?

 — C'est Marlowe.

 — Qui ça ?

 — Bah Marlowe. ... Oh, sérieux ?! Pas encore !

 — Je vois pas, pardon.

 — Mais si, je t'en ai parlé tout à l'heure, intervint la secrétaire.

 — Ah bon.

 — Bref, s'exaspéra le Lieutenant. Dis-moi, quelle est exactement cette force inconnue dont il est question ?

 — Bah on n'en sait rien, c'est justement pour ça qu'il y a "inconnue" dans "force inconnue".

 — Comment s'est-elle manifestée dans ce cas ? demanda Marlowe sans commenter l'impertinence de son ancien collègue.

 — Comme un brouillard géant d'après mes sources. Il apparaît, avance, engloutit toute vie sur son passage, puis disparait aussi soudainement qu'il est venu pour réapparaitre plus tard ensuite.

 — D'accord, merci Ernest.

 — Pas de soucis, monsieur... euh...

 Agacé, Marlowe raccrocha sans plus de façon.

 "J'ai été conçu pour être oubliable, alors ce monde pourri tente de persévérer là-dedans, comme si je n'avais aucune possibilité de progression. Mais en réalité, j'évolue. Ces gens-là, avec moi, et Magalie, Lucio, tous... Tous me respectent et se souviendront de moi. Il semblerait que je dépasse le cadre originellement prévu pour cette histoire, mais je n'en ai rien à foutre. Je ne serais plus oublié !"

 Marlowe ne se considérait plus comme le personnage passif, toujours en retrait, sans personnalité, et ne comprenait pas pourquoi ses proches continuaient toujours de l'oublier, comme avant son changement drastique. Enfin, si, il comprenait pourquoi ; les règles du monde de papier semblaient vouloir le contraindre à être un archétype de personnage secondaire peu utile, même si, en toute modestie, Marlowe savait qu'il n'était plus ainsi.

 Il prit une profonde inspiration et se tourna vers Magalie.

 — Apparemment, nous n'avons pas affaire à des indépendantistes tibétains, mais à quelque chose de différent, avec sa volonté propre. Par chance pour nous, cette singularité semble avancer progressivement dans les territoires chinois, nous ne devrions pas le recroiser de si tôt. Dès la tempête passée et le jour levé, nous nous mettrons en route pour le Tibet.

 Son interlocutrice n'émit pas d'objection.

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