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Le réveil matin sonna sur cette musique stupide que son copain lui avait demandé de mettre et qu'elle détestait. Elle l'éteignit rapidement, balança un coup de coude à l'homme qui partageait son lit pour le réveiller et se retourna sur le ventre, la tête enfouie dans l'oreiller pour ne pas être éblouie par la lumière qu'il venait d'allumer. Elle discuta vaguement avec lui, mais le cœur n'y était pas ce jour-là, parce que depuis quelques temps, elle allait plus mal que d'ordinaire.

Il se leva, elle resta au lit. Elle n'avait pas la force de se lever de toute façon. La lumière s'éteignit, alors elle se remit sur le dos et recommença à fixer le plafond. Elle ne sut combien de temps était passé quand la chambre fut de nouveau éclairée. Elle l'observa s'habiller. Il l'embrassa et partit travailler. C'était ainsi depuis deux semaines déjà. Elle regardait la porte par laquelle il était sorti. Elle devait se lever, elle aurait dû aller en cours. Mais elle resta dans son lit. La luminosité était insupportable. Alors elle se pencha sur le matelas et appuya sur l'interrupteur. La chambre fut replongée dans le noir. Elle se laissa retomber sur la couche et fixa encore le plafond. Elle agissait mécaniquement, sans penser.

Son téléphone sonna, il était dix-heures, il était temps qu'elle se lève, elle devait donner le change, faire croire à son copain que tout allait bien, qu'elle avait fait quelque chose de sa journée. Alors elle s'habilla, se maquilla, rangea un peu l'appartement, fit la vaisselle, et elle s'installa sur le canapé, devant une série.

« J'ai encore oublié de manger », pensa-t-elle.

Elle regarda l'horloge fixée au mur, au-dessus du téléviseur. Il était dix-huit heures, c'était trop tard, elle devrait se contenter du diner. La sonnette retentit. Son copain arrivait du travail, il était tard, comme d'habitude il avait eu une pile de dossiers à traiter rapidement et n'avait pu quitter son poste avant dix-neuf heures. Il l'embrassa et se jeta sur le canapé à côté d'elle. Il lui racontait sa journée, mais elle ne l'écoutait pas vraiment. Tout lui semblait inintéressant. Cela n'était pas spécialement lui qui la désintéressait. Elle trouvait juste que rien ne méritait qu'elle y prête attention, elle n'aimait plus rien, elle ne faisait plus rien de ses journées, même dessiner elle n'y arrivait plus. Elle avait laissé passer trois contrats ainsi. Graphiste freelance, elle aurait d'ordinaire sauté sur une telle occasion de signer une nouvelle commande, mais elle n'en était pas capable. Tout ce qu'elle pouvait faire, c'était dormir, ou du moins végéter dans son lit, passer sa journée plongée dans le noir, et tenter d'avoir l'air heureuse le soir quand son petit ami rentrait du travail.

Elle commençait à se demander combien de temps elle réussirait à tenir cette mascarade avant que quelqu'un ne se rende compte qu'elle allait plus mal que ce qu'elle ne faisait croire. Encore une semaine ? Un mois ? Un an ? Non, elle ne tiendrait pas aussi longtemps. Les idées noires qu'elle ressassait inlassablement finiraient par la pousser à bout bien plus vite.

Elle était prise dans un engrenage infernal. Chaque erreur de sa vie lui revenait en mémoire perpétuellement, lui rappelant à quel point elle prenait toujours les plus mauvaises décisions, à quel point elle se haïssait. Cette fois où elle avait repoussé ce garçon qu'elle aimait bien et qui était fou d'elle, juste parce qu'elle avait eu peur. Cette fois où elle avait eu ce terrible accident de voiture qui avait failli coûter la vie à une de ses amies, uniquement parce qu'elle avait voulu doubler un quad, parce qu'elle avait roulé trop vite. Cette fois où elle avait menti à ses parents, leur assurant qu'elle s'était bien inscrite dans cette école qu'ils lui avaient recommandé et qu'elle allait en cours, alors qu'elle n'y avait jamais mis les pieds. Cette fois-où elle n'avait pas répondu à son grand-père lorsqu'il l'avait appelée et qu'il était mort trois jours plus tard. Toutes ces petites erreurs, banales finalement, parce que chaque personne commet un jour des erreurs qu'elle regrettera, toutes ces petites erreurs s'entassaient devant elle, et lui rappelait à quel point elle était stupide.

L'eau coulait sous la douche, son copain lui parlait, lui demandait de lui donner le savon. Elle s'exécuta sans broncher. Il lui parlait encore de son travail et elle n'en avait encore rien à faire. Elle ne l'écoutait pas vraiment, elle entendait sa voix mais ça n'était qu'un flot ininterrompu de sons qui ne formaient, à ses oreilles, aucun mot compréhensible.

- Qu'est-ce que t'as depuis quelques temps ? lui demanda-t-il soudain lorsqu'il se rendit compte qu'elle ne l'écoutait pas.

- Rien pourquoi ? répondit-elle d'une voix lasse.

- Bah si, t'es bizarre, renchérit-il. T'es à l'ouest. T'es agressive. C'est quoi le problème ?

- Y a pas de problèmes, se défendit-elle. Je suis fatiguée c'est tout. Rien de bien grave. Puis lâche-moi avec ça, tu me saoules à me demander ça à chaque fois que je suis fatiguée.

Pourquoi ne lui avait-elle pas dit la vérité ? Cela aurait été plus simple, non ? Lui dire tout, qu'elle n'allait pas bien, qu'elle se sentait stupide, qu'elle avait l'impression d'être submergée par ses émotions négatives, qu'elle savait qu'elle n'en supporterait pas plus. Mais elle se tut, encore. De toute façon, cela ne servait à rien de lui dire quoique ce soit, il ne comprendrait pas, parce qu'il ne savait pas ce que c'était de se sentir mal ainsi depuis des années, il n'avait pas suffisamment d'empathie pour cela. Et comme il ne comprendrait pas, il lui assurerait qu'elle se faisait des idées, qu'elle devait arrêter de s'imaginer des problèmes là où il n'y en avait pas.

A quoi bon parler de toute façon. Est-ce que cela changerait quelque chose ? Personne ne pouvait l'aider, elle en était certaine. C'était trop tard pour elle. C'était trop ancré en elle, comme ça l'était pour son père, comme ça l'avait été pour sa grand-mère. Il n'y avait plus rien à faire. La seule question qui restait en suspens était la suivante : combien de temps supporterait-elle encore cette vie ? Peut-être quelques semaines, peut-être quelques mois, quarante ans ? La question n'était pas de savoir si elle se donnerait la mort, mais quand. Parce qu'elle savait qu'elle n'y couperait pas, un jour elle serait trop aculée pour envisager une autre solution.

Allongée dans son lit, elle fixait encore le plafond. Son copain dormait encore profondément à ses côtés, ne se doutant pas une seconde de ce qui lui traversait l'esprit. Il lui faisait face, son bras chaud était enroulée autour d'elle. Elle aurait dû être heureuse. Mais elle ne l'était pas.

« Si seulement j'avais parlé, alors aujourd'hui, tout serait différent. » pensa-t-elle encore.

Oui, si seulement. Est-ce que, si elle avait parlé de toutes ses craintes quand elles avaient commencé à émerger en elle, dix ans plus tôt, les choses seraient différentes ? Est-ce que si elle avait osé clamer qu'elle n'allait pas bien, elle aurait pu être suivie par un psychologue, plus longtemps, mieux ? Quel aurait été son diagnostic ? Est-ce qu'elle était dépressive elle aussi ? Non jamais de la vie. Elle ne pouvait pas. Elle n'avait pas le droit. Elle ne pouvait pas faire cela à son père. Elle ne devait pas être dépressive. Elle ne devait pas être faible ainsi. Et sa conscience avait beau lui hurler qu'être dépressif ne voulait pas dire être faible, elle se battait contre cette idée avec une certaine violence.

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