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« Si seulement j'avais parlé, alors aujourd'hui, tout serait différent. »

Voilà les quelques mots que se répétait inlassablement Luce. Cette phrase, elle la ressassait depuis des années. Et à chaque fois qu'elle allait parler, qu'elle allait enfin y arriver, une petite voix intérieure lui criait que cela ne servirait à rien. Personne ne comprendrait. Si elle osait dire ce qu'elle avait sur le cœur, elle ferait du mal à tout le monde.

  • Si seulement j'avais parlé, alors aujourd'hui, tout serait différent, pensa-t-elle encore.

Elle se retourna dans son lit, quittant le plafond des yeux après l'avoir fixé pendant des heures, sans bouger. Le réveil matin, posé sur la table de chevet en chêne à côté d'elle, indiquait quatre heures du matin en chiffres rouges lumineux, brillant dans la nuit.

Encore une nuit sans dormir. Elle en avait l'habitude désormais. Cela faisait des années qu'elle n'avait plus dormi une nuit complète, trop obsédée et rongée par ses remords, par ses craintes. Pourtant, elle le savait que c'était stupide. Personne ne lui en voudrait pour cela, ça n'était pas de sa faute. Mais elle avait peur. Et c'était cette terreur qui la paralysait, qui l'empêchait de parler, de vivre.

Pourtant, à bien y réfléchir, Luce avait tout pour être heureuse : une famille qui l'aimait, un copain qui était fou amoureux d'elle, un petit appartement mignon au cœur de Paris pour un loyer honorable, un diplôme qui lui assurait un avenir, des amis formidables. Oui elle avait définitivement tout pour être heureuse. Mais elle ne l'était pas. Il n'y avait pas de raison particulière. Elle ne l'était pas, et c'était tout.

Un mal invisible la rongeait depuis toujours, et il grandissait d'année en année jusqu'à en devenir insupportable. C'était un mal-être profondément ancré en elle, qui la détruisait toujours un peu plus. Elle n'avait pas vraiment de mot pour décrire cela. Elle savait juste qu'elle n'allait pas bien, elle ne savait pas pourquoi, elle ne savait pas comment l'expliquer, mais elle allait mal. C'était tout ce qu'elle savait.

Souvent, elle s'était demandé quelle serait la réaction de ses proches si elle venait à disparaitre. Elle en arrivait toujours à la conclusion suivante : ils finiraient par se remettre de sa mort, si elle était accidentelle, néanmoins ils ne s'en relèveraient pas si elle se supprimait.

« Quand on en arrive à réfléchir aux conséquences de la mort, c'est qu'il est déjà trop tard », se répétait-elle quand il lui arrivait d'y penser et de se dire qu'elle devait se reprendre en main.

Mais finalement, il était réellement trop tard lorsqu'on en arrivait à penser à la façon adéquate de se suicider de manière à faire de peine au moins de monde possible. En marchant dans la rue par exemple, combien de fois s'était-elle dit qu'il serait simple de traverser au moment où une voiture, ou un bus, arrivait à pleine vitesse ? Cela pourrait presque passer pour un accident, elle en était intimement persuadée. Est-ce que cela fait mal de se tailler les veines ? Combien de somnifère il faudrait-il prendre pour tuer une adulte de 60kg ? De combien de verre de vodka les accompagner pour être certaine qu'ils la tuent ? De combien d'étages fallait-il sauter pour mourir à coup sûr ? Et si elle ne prenait pas le prochain virage, si elle filait juste tout droit pour aller se planter dans un arbre, est-ce qu'elle mourrait forcément ? Toutes ces questions lui étaient passées par la tête bien trop souvent, et bien trop régulièrement, elle avait trouvé ces perspectives alléchantes.

Toutefois, même si l'idée lui traversait régulièrement l'esprit, elle ne pouvait pas, pour une seule et unique raison : son père. Il ne le supporterait pas, pour la simple raison que sa mère s'était suicidée, trente ans plus tôt, et qu'il ne s'en était jamais remis. Si on ajoutait à cela la mort de sa fille, qu'il aimait tant malgré les apparences, il n'y survivrait pas. Il penserait fatalement que tout cela était de sa faute, parce qu'il avait toujours pensé qu'il portait en lui les gènes du mal-être de sa mère. Lui aussi vivait avec cette douleur qui s'infiltrait en lui depuis toujours et qu'il avait tant de mal à combattre, cette même insupportable peine qui s'insinuait en sa fille et qui la poussait à vouloir mourir. Sa mère était dépressive, elle n'y avait pas survécu, écrasée par son incapacité à sortir de ce cercle vicieux. Lui-même l'était un peu aussi. Et sa fille ? Il s'était toujours dit que quelque chose en elle n'allait pas, il y avait quelque chose dans son regard qui lui faisait peur, une certaine tristesse qui ne cessait de croître. Peut-être était-elle aussi dépressive, c'était une sorte de tare familiale dont on ne se débarrassait pas comme ça. Mais comment le savoir, elle s'efforçait toujours d'être joyeuse, elle ne lui parlait jamais de ce qui n'allait pas. Sur ce point ils étaient pareils, ils gardaient tout enfoui en eux, toutes les douleurs, toutes les peurs, tout le stress, jusqu'au moment où ils éclataient. Les fois où Luce avait craqué se comptaient sur les doigts d'une main, alors il n'y avait jamais vraiment prêté attention plus que cela. Il lui avait conseillé d'aller voir une psychologue. Alors elle l'avait fait, plus pour lui faire plaisir que pour se soulager.

Quatre séances plus tard, elle avait décidé d'arrêter, prétextant qu'elle n'avait pas les moyens de dépenser quarante-deux euros toutes les semaines alors qu'elle n'était qu'étudiante, qu'elle avait déjà du mal à boucler les fins de mois. Mais cette excuse n'était qu'une façade. Luce n'avait pas supporté de parler et de se rendre compte qu'elle allait si mal. La psychologue lui avait demandé de parler de sa famille. Alors elle l'avait fait. Et inconsciemment, elle avait mis le doigt sur tout un tas de chose qui la rendaient malheureuse, toutes sortes de détails de la vie qui, accumulés, devenaient une montagne infranchissable. Et elle avait détesté cela. Parce que désormais, elle n'arrivait plus à oublier ces choses qui la rongeaient depuis toute petite, elle n'arrivait plus à faire abstraction de tout cela. Et à chaque fois qu'elle retournait dans sa famille, elle finissait par tous les détester au point de se dire qu'ils mériteraient réellement qu'elle meurt, rien que pour leur faire payer.

Toujours allongée dans son lit, dans son appartement parisien, son copain endormi à côté d'elle, Luce se reconcentra sur le plafond. Elle imaginait une vie où tout aurait été différent, où elle n'aurait pas été cette folle qu'elle croyait être, qu'elle était peut-être même. Une vie où elle aurait rencontré un homme qui comprendrait ses états d'âme, où sa famille ne serait pas toujours derrière elle, où elle ne ressentirait plus la pression de la réussite qui l'écrasait. Cette vie aurait été bien plus intéressante que la sienne. Ou bien, elle rêvait une vie durant laquelle elle subirait de véritables traumatismes, elle aurait alors de réelles raisons d'être malheureuse, elle n'aurait pas à avoir honte d'aller mal au moins.

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