Chapitre 84

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Lorsqu'Alban ressortit du salon du baron, une Iluth folle de rage se jeta sur lui.

– Je déteste attendre. Tu nous as laissés à la porte comme des chiens ! Est-ce que tu te…

Il était blanc comme un linge. Elle s'interrompit immédiatement.

Sans leur jeter un regard, il sortit de l'antichambre et les deux animaux lui emboitèrent le pas. Ils traversèrent la grande demeure en silence ; puis, alors qu'ils allaient sortir à la lumière du jour, le chasseur murmura d'une voix dépourvue de timbre :

– Il y a un autre dragon à tuer, Iluth. Et cette bête…

Un silence épais comme de la mélasse lui coula dans la gorge. Suffoquant, il toussa pour s'en débarrasser.

– … je l'ai déjà vue. Elle vient de mes anciens cauchemars.




Le soir même, ayant avalé une simple bouillie de céréales qu'il avait achetée pour une misère et que son estomac malade avait failli rejeter aussitôt, il s'équipa de son arc et de son espadon. Bouche bée, Iluth le regarda se préparer à un combat suicidaire qu'il n'avait ni prévu ni planifié.

– Qu'est-ce que tu fais ? Tu n'as ni vu la bête ni repéré son territoire ! Tu es fou !

Il se tourna vers elle. Ses yeux en amande, jadis vifs et intelligents, n'étaient plus que deux virgules ternes et vides au milieu de ses traits tirés. La licorne en eut le souffle coupé. Ce guerrier n'avait plus rien de celui qui l'avait achetée, un jour d'automne si lointain, sur un marché plein de voix braillardes. Plus rien de celui qui l'avait effrayée si souvent, qui l'avait terrifiée parfois. Plus rien non plus de l'homme qui, en des temps délicieux mais hélas éphémères, l'avait accueillie dans ses rêves avec impatience, complicité et désir.

À cette pensée, une grosse boule chaude obstrua soudain la gorge de la démone. Une vague brûlante remonta vers ses yeux ; elle drapa sa vision d'un voile flou et humide, avant de déborder sur ses joues dans des ruisselets de larmes.

– Au nom du Ciel, Alban. N'y va pas.

Sans répondre, il re-sangla ses ceintures pour la énième fois ; mais elles étaient devenues trop larges pour ce ventre creux d'où saillaient les côtes.

– N'y va pas, murmura-t-elle. N'y va pas. Par pitié…

Il tressaillit, lui porta enfin attention et s'accroupit face à elle pour se mettre à sa hauteur. Il effleura sa joue, touchant son pelage opalin trempé d'eau et de sel.

– C'est la première fois que tu pleures…

Non, ce n'est pas la première fois. Ce n'est pas la première fois…

La voix de l'homme était incrédule, pleine d'une émotion retenue ; mais son visage restait impavide et dépourvu de la moindre expression. On aurait dit que son corps était mort et que seul son esprit, fatigué et douloureux, subsistait sous sa peau et ses os.

– Pourquoi est-ce que tu pars comme ça ? sanglota Iluth sans plus penser à son amour-propre. Il va te tuer. Regarde-toi, tu n'es que… Tu n'es plus qu'une ombre ! Qu'est-ce que tu cherches à prouver ? Prends au moins quelques jours pour…

À cet instant, elle était prête à prier ce dieu auquel elle ne croyait pas, à ramper devant cet homme pour le supplier de rester dans cette chambre, à s'humilier de toutes les façons possibles et imaginables si cela s'avérait d'une aide quelconque.

– Iluth, dit-il presque tendrement. D'abord le drôlet, puis ce dragon que j'ai déjà vu en rêve… On se joue de moi. Qu'il s'agisse de Dieu, du hasard ou du Diable, on se joue de moi. Les démons m'appellent. Ce soir, l'un de nous vaincra l'autre et tout sera terminé.

Il se releva, le regard absent, et chargea son arc et son fourreau en travers de son dos.

– Il faut en finir avec cette mascarade.

La succube, aveuglée par les larmes, comprit qu'il parlait tout autant de sa vie que des prédateurs qui cherchaient à y mettre fin.



– Tu as un plan ?

La nuit était sur le point de tomber. Le soleil couchant semblait vomir toute sa lumière dans le ciel enflammé, avec une rage et une magnificence telle qu'on ne pouvait que plisser les yeux pour tenter de les en protéger ; des milliers d'éclats rouges teintaient les murs blancs de la falaise menaçante. Iluth, qui se rongeait les sangs, ne put s'empêcher de comparer ce crépuscule ensanglanté à un mauvais présage.

Je deviens folle. Les présages n'existent pas. Je n'ai jamais été superstitieuse ; ce n'est pas le moment de commencer à l'être.

– Alban ? répéta-t-elle. Quel est ton plan ?

Il ne répondit pas, ne lui accorda aucune attention. Courbé dans les broussailles, il fixait l'entrée de la grotte à travers les branches. Jamais le baron n'avait explicité la présence du dragon à l'endroit même où le précédent avant été tué ; mais un obscur sixième sens – l'instinct du chasseur confronté à des forces surhumaines – alertait Alban de la présence monstrueuse qui hantait à nouveau ces lieux.

La licorne, tendant l'oreille, parvint à saisir les bribes d'une respiration caverneuse. Aussi profonde qu'un puits de vent, elle résonnait à l'intérieur de la roche. Cette bête devait être gigantesque. Elle allait faucher Alban comme une poupée de chiffons et se servir de son épée comme d'un cure-dent.

Alban se redressa d'un bond.

– N'y va pas, supplia la licorne. Attire-le, au moins, utilise ton arc…

Prêt à sortir des broussailles, il tourna la tête vers elle et la couva d'un regard hanté.

– Je n'ai pas d'appât cette fois. Et je ne veux pas que ce soit toi qui l'attire à l'extérieur de sa tanière.

Un appât. Bien sûr.

La démone ploya les jarrets et fusa d'un bond hors de leur cachette. Elle louvoya entre les derniers arbustes, galopa vers le mur anguleux de la falaise, puis grimpa sur les roches qui s'empilaient en cairns précaires près de la gueule béante de la caverne. Puis elle attendit la bête, le cœur battant, sa crinière volant dans la brise glacée.

Si elle parvenait à pousser le dragon hors de son abri, Alban pourrait utiliser son arc et peut-être éviter le corps à corps.

L'espoir fou de la licorne s'évanouit à l'instant où le chasseur la rejoignit au pas de course. Ces quelques mètres suffirent à le faire haleter ; le son de son souffle âpre et déchiré tordit de douleur le cœur d'Iluth.

– Es-tu folle ? Satanée puterelle ! Veux-tu te faire…

Un bruit étrange l'interrompit et il tira son épée dans un grand geste. C'était un son si grave et si puissant que ses harmoniques sourdes faisaient vibrer le sol sous leurs pieds, avant de remonter dans leurs os en des tressautements étourdissants. Des nuages de poussière se mirent à dégringoler le long des flancs de la falaise.

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