Chapitre 76

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Le lendemain, des cors de chasse et des hérauts à la voix de bronze réveillèrent toute la chambrée en sursaut. Les pas métalliques d'une armée en marche résonnaient dans toute la rue, transperçant aisément la toile fine de la fenêtre.

– La traque du dragon ? répéta la démone d'une voix pâteuse. Comment ça ?

Le manque de sommeil lui faisait encore moins de bien qu'au chasseur ; elle n'aurait su dire si elle l'avait rejoint pendant la nuit, ou si elle s'était contentée de sombrer dans un oubli bienheureux.

Alban était déjà en train d'enfiler ses chausses, sa cotte de chanvre et son surcot. Elle ne l'avait pas vu bondir du lit.

– Aujourd'hui, je défais la bête, dit-il d'une voix inflexible.

Il se drapa de sa cape d'un geste majestueux qui aurait pu paraître risible s'il n'avait pas été si naturel, avant de se saisir du fourreau de son espadon et de l'arc gigantesque qu'il avait également emmené avec lui. Sur l'épais tapis, à ses pieds, bâillaient le petit gnome et le chaton.

– Rien que ça, railla Iluth pour cacher l'incompréhension qui menaçait de l'engloutir.

Elle crut rêver encore lorsqu'il lui fit un clin d'œil. Cette expression n'avait rien à faire sur pareil visage hautain, creusé et brûlé jusqu'à l'os. Ni sur la figure de l'homme épuisé et hanté qui s'était endormi contre elle quelques heures auparavant.

– Tu n'entends pas mon escorte et sa fanfare ? Allons, rendormez-vous. Je serai de retour ce soir, avec la peau du dragon et la prime royale que le baron me doit.

Il fit volte-face et disparut dans l'escalier à grandes enjambées, après avoir fermé la porte à clef. Le son définitif du verrou réveilla Iluth d'un seul coup, avec la violence d'un seau d'eau glacée.

– Il va vraiment tuer le dragon ? pépia le garçon en se frottant les yeux de ses poings fermés.

Le chat miaula et se frotta lascivement contre son genou. Il avait sauté du lit avec Alban ; ces dernières nuits, il s'enhardissait et venait se blottir contre eux deux afin de profiter de leur chaleur.

– Qu'est-ce que j'en sais, moi ! cingla la succube en faisant les cent pas. Cet imbécile ne nous dit plus rien. Je me demande parfois s'il n'a pas perdu sa voix.

Ces derniers jours avaient été un désastre ; il ne manquait plus que le salisson aille se faire tuer sans elle !

Elle s'arrêta net lorsque la fenêtre de toile attira son regard.

Plissant un œil, elle s'en approcha à pas de velours.

L'encadrement était, à vue de nez, juste assez grand pour laisser passer un corps de chèvre en plein bond. Du moins, si celui-ci était judicieusement profilé.

La démone inspira profondément, avant de ployer les jarrets.

– Soyez sages, les mioches. Faites-vous discrets et attendez notre retour ce soir.

Ils se trouvaient au premier étage. L'atterrissage allait être rude.

– Sainte Vierge ! Qu'est-ce que tu fais là, stupide bestiole ? s'étrangla Alban lorsque la licorne trébucha juste derrière lui.

Occupé à guetter l'entrée de la caverne, il ne l'avait pas entendue approcher. Ou peut-être avait-elle fait des progrès du point de vue de la discrétion ; il n'aurait su le dire.

– Comment est-ce que tu… Non, attends, ne me dis rien. La fenêtre.

Guillerette, elle sourit de toutes ses dents et s'assit à côté de lui avec son sans-gêne habituel, comme si là avait toujours été sa place.

– La fenêtre ! Nom d'un chien. Tu n'es vraiment qu'une… Bon sang ! Tu n'as rien à faire ici.

Sur le point d'arracher ses cheveux bruns hirsutes, il jeta un œil au travers des fourrés, vers la cohorte de lansquenets qui marchait au pas militaire en direction de la tanière du démon. Iluth allait probablement les mettre en danger, mais cela, il y était habitué ; en revanche, il était hors de question que tous ces hommes le voient en compagnie d'une bestiole aussi niaise et aussi ridicule.

– Ne te fais pas remarquer.

– Qui sont ces armures sur pattes ? s'enquit la licorne en tendant le cou de manière fort peu discrète.

– Des lansquenets. Des mercenaires réputés pour leur efficacité. Le baron les a engagés sur mon conseil. J'ai été lansquenet pendant un certain temps, autrefois.

– Ils vont tuer le dragon à ta place ? Ils ont l'air bien partis pour.

Il sourit de sa naïveté. Une part de sa tension s'évapora devant la vision des grands yeux d'or et de la bouille blanche, miroitante sous le soleil. Ces derniers temps, il ne l'avait vue que dans les ombres de la chambre, échangeant de vagues murmures qui le désemparaient chaque fois davantage. Que c'était bon de la retrouver ainsi ! À la lumière du jour, il réalisa enfin à quel point sa compagnie lui avait manquée.

– Bien sûr que non. Ils vont servir d'appât.

Elle tira une langue suspicieuse.

– Tu te sers de tes compatriotes comme de chair à pâtée ? Ils sont au courant ?

– Évidemment ! Les lansquenets sont de la chair à pâtée, ils sont payés pour mourir. Les milices les emploient en première ligne pour terrifier l'ennemi.

– Soit, ils servent d'appât, commenta sa compagne guère perturbée par le cynisme du procédé. Et ensuite ?

Alban se pencha à nouveau, une main portée en visière à son front, le regard filtrant droit vers la caverne à travers les branches des arbustes.

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