Chapitre 72

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À la tombée de la nuit, ils rentrèrent au bercail, menés par un Alban aussi épuisé qu'un vieillard. Ils investirent à nouveau la grande chambre ; le chasseur jeta une couverture sur le tapis, pour le gamin qui s'y roula avec bonheur. Puis il tira la lourde courtepointe du lit et invita Iluth, d'un geste, à y prendre ses aises.

– C'est bien la première fois que tu te montres si galant, grommela celle-ci en y grimpant d'un bond.

– Disons que c'est pour fêter notre retour à la civilisation, et nos retrouvailles avec les tapis et les lits douillets.

Il tira l'édredon sur son corps fourbu ; la licorne s'étira de bonheur. La couverture était tendue de brocard et bordée de pourpre. À chacun de ses coins scintillait un gland d'or. Le chasseur en vola un d'un geste vif, l'arrachant à sa broderie délicate.

– Ça, c'est pour moi, commenta-t-il en glissant l'ornement dans l'une de ses poches. Dormez bien, vous trois. Je rentre d'ici quelques heures. Je ferme la porte à clef.

– Mère poule, se moqua Iluth.

Puis Alban vit une étincelle d'inquiétude passer dans ses prunelles rondes.

– Attends, où vas-tu à cette heure ?

– Mère poule, railla-t-il sans répondre.

– On a marché toute la journée, insista-t-elle en se redressant à demi. Tes blessures ont suinté. Viens ici et pose tes fesses sur ce lit, c'est un ordre. Quoi que tu aies à faire, je parie que ça peut attendre demain.

– C'est bien la première fois que tu te montres si prévenante.

À l'idée que la licorne se préoccupât ainsi de sa santé et de ses errances nocturnes, une curieuse émotion lui réchauffa le ventre. Il l'enfouit très vite.

– Souviens-toi de ces chasseurs au marché, bougresse. Le dragon se terre au nord de la ville, sous une falaise plongeant dans la forêt.

– Et alors ? râla-t-elle. Il y sera toujours demain.

– Peut-être que non. Peu importe, je veux profiter de la nuit pour repérer son territoire. Je suis payé pour quelque chose, il n'y a pas de temps à perdre.

– C'est stupide, tu es encore blessé. S'il te tombe sur le râble…

Dans les tripes d'Alban, le contentement se changea en agacement, puis en colère. Il leva le menton et cingla d'une voix dure :

– Je n'ai pas besoin d'une mère ou d'une nourrice, Iluth. Reste à ta place. C'est moi qui mène la barque, ici. Je connais mon affaire.

Sans attendre de réponse, il se drapa dans sa cape sombre et souffla les bougies du candélabre en passant près du guéridon. Il disparut dans le couloir obscur, claqua la porte derrière lui et donna un tour de clef. Puis il descendit l'escalier à pas de loups. Parvenu à la porte de l'auberge, il franchit le battant avant d'inspirer profondément l'air de la nuit.

Iluth avait bien failli voir clair dans son jeu.

Il n'allait pas repérer le territoire du dragon. Prendre de tels risques, de nuit, face à une bête aux sens bien plus aiguisés que les siens, s'assimilait à de l'inconscience. La licorne était loin d'être idiote ; son esprit vif était dur à berner.

Il soupira longuement, puis se mit en marche d'un pas de flâneur. En faisant corps avec le vent froid, le silence des rues et les froissements des ailes de chauves-souris, il oubliait brièvement les trois bestioles qui dormaient sous les combles de l'hostellerie.

Il était tout simplement incapable de dormir à leurs côtés, dans cette chambre, en sachant que le gamin était toujours sous son aile, que le chat ne s'en irait pas de sitôt et qu'Iluth montrait de plus en plus d'attachement envers lui. Trois êtres avaient besoin de lui, le chasseur, le solitaire. Lui qui ne s'était jamais cru capable d'en maintenir un seul en vie. La licorne, en survivant à ses côtés et en lui accordant sa confiance, lui avait fait le plus merveilleux des cadeaux ; mais les vieilles angoisses et les rancœurs anciennes revenaient à la charge, nuit après nuit. Il avait déjà tout perdu, dix ans auparavant. Ce simulacre de famille qui se constituait autour de lui, insidieusement, il n'en voulait pas. Lorsqu'il y pensait, une terreur sourde le prenait à la gorge, l'étouffait, l'écrasait dans un étau moite.

Il était pris au piège.

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