Chapitre 70

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À leur réveil, pour la première fois, Iluth avait décidé de briser le tabou. Jusqu'à présent, ils n'avaient jamais, ou si peu, parlé des songes qu'ils avaient partagé ; mais celui-ci l'avait laissée le cœur battant et la tête foisonnante de questions. Elle avait besoin de savoir. D'en avoir le cœur net. Elle voulait qu'il le lui dise, avec ses mots à lui, comme pour le graver dans le marbre.

– Pourquoi moi ? Comment m'as-tu trouvée ?

– C'est juste un rêve étrange, Iluth. Nous en avons eu plein. Tu es bien placée pour savoir que ma cervelle de bœuf obtus ne…

– Pourquoi ? l'avait-elle coupé. Tu avais le choix. Tu étais l'acheteur et nous n'étions que du bétail. Pourquoi n'avoir pas choisi l'une des licornes qui m'entouraient ? Elles étaient si douces, si tranquilles…

Il avait voulu esquiver la question d'un geste moqueur, pareil à celui qu'il aurait fait pour chasser une mouche, mais le regard d'Iluth, déboussolé et plein d'hésitation, l'avait pris aux tripes. Il était si rare qu'elle abandonne cet orgueil qui ne la quittait jamais…

– Je ne sais pas, avait-il répondu avec franchise. Parce que c'était toi. C'est tout.

Un espoir sans bornes envahit le poitrail d'Iluth, si fort que son cœur faillit s'arrêter. La crainte d'Alban, sa répulsion vis-à-vis de la violence dont la licorne avait fait preuve et de la cruauté qu'elle affichait parfois, tout cela avait disparu. Non, mieux encore ; tout cela était toujours en lui, mais il avait repoussé ces émotions au fond de son esprit, les avait claquemurées et réduites au silence. Pour la première fois, il avait cessé de se laisser guider comme un agneau à l'abattoir ; il avait choisi lui-même de se rapprocher de la démone. Après avoir vu cette part sombre qu'elle avait laissé entrevoir, il en avait été effrayé ; et finalement, il l'avait sciemment acceptée.

L'image des deux chats, tâtonnant sur la surface d'un lac gelé, s'imposa à nouveau dans l'esprit d'Iluth. Ils étaient si proches dorénavant ! Et la glace n'avait jamais été si solide sous leurs pattes. Ce n'était plus une licorne qu'il affectionnait seulement, ce n'était plus un corps de jeune fille qu'il désirait. C'était elle tout entière qu'il aimait. Iluth. Iluth la démone, qui ne montrait nulle pitié, nulle empathie, qui tranchait des membres et faisait montre d'un caractère mesquin, qui ricanait et raillait tour à tour. Iluth devenue presque humaine, qui déposait des baisers volés sur ses paupières et avait pris soin de lui et de ses blessures. Iluth qui avait appris à veiller sur un homme. À le comprendre, à l'apprécier pour autre chose que son corps, son sexe ou son endurance.

À cet instant, elle sentit confusément qu'un seuil de non-retour avait été franchi.

Mais elle chassa vite cette pensée dérangeante lorsqu'ils passèrent les grandes arcades de pierre, découvrant la ville qui s'offrait à leurs regards.

Jamais la licorne – ni le gamin ni le chat, au vu de leurs yeux tout aussi écarquillés – n'avaient vu de cité aussi grande et florissante. Les remparts étaient immenses, larges comme deux taureaux, hauts comme dix hommes ; et pour passer leurs arches menaçantes, il fallait auparavant franchir le pont et les douves noires qu'il surplombait. Des remous paresseux caressaient la surface de l'eau, augurant d'une présence monstrueuse cachée derrière ce rideau translucide. Parfois, le reflet d'un corps lourd et écailleux se devinait sous le soleil. La rumeur parlait d'une bête que nul n'avait jamais vue, mais dont les mâchoires énormes se refermaient sur le moindre imprudent. Lorsque le pont était relevé, la ville était mieux défendue par ce monstre que par un régiment entier. Les plaisanteries des passants apprirent aux étrangers que le seigneur local avait interdit toute offensive sur cet être inconnu. Lors de leur traversée, Alban serra les poings et poussa le gamin d'une bourrade lorsque celui-ci voulut regarder en contrebas. Iluth comprit que la simple idée de croiser une bête démoniaque sans avoir l'occasion de la tuer le hérissait de rage et de frustration. Quelle que fut cette créature, vouivre, dragon ou brochet gigantesque, ce jour-là, elle eut de la chance d'être placée sous la protection du baron.

Les arcades franchies, le petit groupe disparate découvrit les jardins étagés sur le flanc de la montage, les hautes maisons aux toits plats et aux couleurs vives, les rues pavées et les caniveaux qui, au grand ébahissement d'Iluth, séparaient les fèces, les urines et les eaux usées de la voie carrossable.

Les humains seraient donc moins stupides que je le croyais jusqu'à présent.

Ils errèrent un moment à travers la foule criarde. Ici, les gens avaient le rire et le sourire facile ; ils parlaient fort, avec de grands gestes et un accent chantant, si marqué qu'un coutelas d'Alban aurait pu en couper le timbre. L'enfant marchait auprès d'eux – ils ne savaient toujours pas son nom – la tête tournant comme une girouette afin de ne rien perdre de ce spectacle cocasse ; sur l'épaule d'Alban guettait le chaton noir, les griffes plantées dans son surcot et ses protections de cuir, agrippé au chasseur comme un oiseau à sa branche. Si Iluth avait semblé au début sa nouvelle mère adoptive, la tendance s'était vite inversée et le félin n'avait bientôt plus quitté Alban. Celui-ci ne lui témoignait nulle tendresse, mis à part quelques grognements peu engageants, mais le petit être malingre lui vouait tout de même une adoration sans bornes. L'homme, fatigué de le repousser sans cesse loin de lui, avait fini par accepter son affection.

Un soldat leur indiqua un poste de garde, au pied des remparts ; là, on leur remit l'avance promise par le baron, ainsi qu'une adresse où ils pourraient se loger pendant toute la traque du dragon.

Ladite adresse menait à une auberge flambant neuve, au grand salon peuplé de bourgeois et de marchands obséquieux. L'entrée du chasseur crasseux, suivi de ses compagnons à quatre ou à deux pattes, jeta un certain froid dans la bâtisse chaleureuse. La boue incrustée sous leurs pieds marqua le grand tapis, brodé de fils d'or.

– Nom d'un chien, siffla Alban entre ses dents, c'est une hostellerie de luxe ! C'est autre chose que les cahutes auxquelles je suis habitué…

– Avec un peu de chance, ce sera plus confortable que ton bordel, répliqua Iluth sur le même ton.

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