Chapitre 64

5 minutes de lecture

Les oreilles soudain aux aguets, Iluth se campa sur ses quatre pattes. Elle n'entendit rien et fit le dos rond, l'échine hérissée d'appréhension. Ils détaillèrent lentement l'étable. La bâtisse était pleine de poussière, ses poutres solides drapées de toiles d'araignées qui dégringolaient, telles des nœuds de dentelle, vers la terre battue couverte de paille. Longeant tout le mur au pied duquel ils étaient installés, une auge de pierre débordait d'un reste de foin. Çà et là, de grands seaux de bois dormaient contre les pierres. L'unique entrée était derrière eux, à quelques pas ; Iluth fit volte-face vers la lumière du jour, guettant la menace qui ne pouvait surgir que de là.

– Ce bruit ! réagit soudain Alban. Là, tu l'as entendu ?

Iluth se relâcha immédiatement ; un éclat de rire impromptu naquit dans sa gorge.

– Par Béhémoth, bougre d'andouille !

Alban, surpris par sa réaction, n'eut pas le loisir de la questionner sur son étrange juron ; car de l'auge en pierre jaillit soudain une créature bien plus effrayante que le Béhémoth biblique.

– C'est juste un chat, le taquina Iluth en levant les yeux au ciel devant sa couardise. Je ne sais pas d'où il vient. Il devait dormir dans cette étable ; il n'arrête pas de nous tourner autour depuis que nous sommes là. Je crois que tu l'intéresses particulièrement.

La bestiole, si jeune et si rachitique qu'on n'aurait su la dire mâle ou femelle, rampa vers Alban en pivotant ses immenses oreilles. Son pelage était d'ébène, bosselé par ses côtes. Deux yeux ronds, d'un jaune sulfureux, miroitaient de curiosité au dessus de son petit nez plein de morve.

Un éclair de panique passa dans les prunelles de l'homme qui le surplombait.

– C'est un chat noir. Bon sang, idiote, ce n'est pas juste un chat, c'est un chat noir. Éloigne-le. Jette-le dehors tout de suite, ou je le tue.

Inconscient du danger, l'animal sauta du bord de l'auge et trottina sur la paille vers Iluth. Celle-ci, l'œil grognon, toisait Alban de toute sa petite taille.

– Tu plaisantes, j'espère ? C'est juste un chat, par ma barbe ! Moi qui croyais que tu ne craignais ni dragon, ni démon ! M'aurais-tu trompée sur la marchandise ?

Incapable de bouger, Alban lança un regard plein de détresse vers l'épée posée à deux pas, puis enfouit son visage dans ses mains. Le fiel de la colère filtrait à travers ses doigts.

– Si j'ai réussi à survivre aussi longtemps, c'est justement parce que je sais craindre ce qui risque de me tuer par surprise ! Par tous les saints, stupide garce, tue ce… ce monstre ou alors je l'étrangle de mes mains.

Le chaton se frotta contre les poils bouclés qui, par derrière les sabots d'Iluth, froufroutaient en fanfreluches ridicules. En quatre jours, il avait eu le temps d'adopter la licorne. Elle lui jeta un œil. L'imbécilité d'Alban méritait bien plus ses foudres que le petit être malingre.

– C'est juste un animal, imbécile de benêt, pas un démon. Les chats noirs ne tuent personne.

À ses mots, Alban reprit toute sa superbe. Il darda vers elle un regard venimeux.

– Je ne te croyais pas si miséricordieuse. Après avoir dévoré la main d'un gamin encore vif, tu rechignes à tuer un chat ?

– Tu t'es regardé avant de me sortir ça ? cingla Iluth, piquée au vif par son culot. Toi, le sieur tueur de dragons, de vieillards et de bébés, choqué par un bras coupé ! Retire la poutre qui est dans ton œil, avant de venir critiquer la mienne !

Un silence fulminant s'établit entre eux ; tendue comme un arc, la licorne plissait des naseaux furieux vers le visage méprisant d'Alban.

– Je te croyais plus cruel que ça, dirent-ils exactement en même temps.

Poussée par la colère, Iluth leva un sabot au-dessus du chat ronronnant. Prête à basculer tout son poids sur lui et l'écraser lourdement pour répandre sa cervelle sur la paille.

– Vraiment ? Nous allons bientôt voir qui des deux est le plus cruel…

Une lueur de surprise passa soudain dans les yeux d'Alban ; il en perdit son air hautain.

– Attends, attends, imbécile de licorne !

Il pointa un doigt balafré vers le minuscule félin. La licorne lui jeta un œil, mais elle ne décela rien et releva le regard vers l'homme. Un sourire presque imperceptible, particulièrement stupide, étirait ses lèvres malmenées par la vie.

– Il a un orteil blanc…

Iluth, déconcertée, reposa le sabot au sol. La vacuité des superstitions humaines la surprendrait toujours !

Alban, sans aucune logique, la fit sursauter en éclatant d'un grand rire ; mais il le ravala vite à cause de la douleur qui lui enflammait les côtes. Puis il s'appuya lourdement contre l'auge, derrière lui, dans un grognement peu amène. Son regard filtra sous ses paupières ; il était redevenu vif et soupçonneux.

– Quelle étrange créature. Je ne parviens pas à savoir si je dois te craindre ou…

Iluth poussa légèrement le chat vers lui, croyant qu'il parlait de cette bestiole un peu trop affectueuse à son goût.

– … ou te considérer comme un sœur.

– Moi ? grogna-t-elle. Pourquoi devrais-tu me craindre ?

Il ferma les paupières, les plissa très fort ; dans l'ombre de sa cervelle s'incrusta, vivace, l'instant où Iluth avait tiré d'un coup sec sur la main du gamin, l'arrachant à sa gangue d'os. Un bruit de sabot lui fit ouvrir les yeux, juste à temps pour voir le mufle de la licorne s'écraser sur son nez dans un froissement soyeux. Son haleine pestilentielle lui souleva le cœur. Il fit un bond en arrière et son dos cogna avec douleur contre la pierre brute de l'auge.

– Au nom du Ciel, Iluth ! Je sais que ton nez est particulièrement doux, mais évite de m'en faire profiter par surprise, dit-il en se frottant le visage.

Mais elle avait réussi son coup. Un sourire étira subrepticement son visage, juste un instant avant de s'effacer. Suffisamment longtemps pour qu'elle le voie. Et la vision cauchemardesque, celle de la douce licorne en train de désosser un membre humain, retourna au néant de sa mémoire.

– Tu n'as rien à craindre de moi, Alban, conclut-elle en faisant volte-face et en allant s'étendre un peu plus loin sur la paille. Seuls mes ennemis ont à s'en faire. Et les tiens. Mais ils sont déjà morts, alors…

Un drôle de sourire étira ses lèvres sur ses dents. Elles étaient blanches, dénuées d'écarlate ou de restes de nerfs. Le chaton noir, ronronnant comme un damné, lui grimpa doucement sur le flanc et se lova dans le creux de son dos. Il semblait considérer la licorne comme sa nouvelle mère.

– Au vu d'une telle niaiserie, je te retire ton statut de guerrière, marmonna Alban.

Soudain épuisé, l'esprit alangui, il glissa lentement dans la paille et ferma les paupières.

– Parce que j'en avais un ? s'enquit la voix d'Iluth.

– Pendant quelques instants, oui.

Elle trotta vers lui, puis tira jusqu'à son menton une couverture aussi rugueuse que familière. Une douce chaleur engourdit tous ses membres, dilua un peu la souffrance qui lui venait par vagues. Le chat rachitique vint timidement frotter sa tête contre son nez, le faisant éternuer ; et soudain, à la pensée de ces deux êtres qui veilleraient sur son sommeil, qui l'avaient déjà fait pendant des jours, quelque chose se brisa en lui. Une entrave, ou une digue, quelque chose de dur et froid qui pendant des années avait bloqué sa gorge. Sa voix se dénoua. Dans un murmure, il put enfin glisser ce mot qui avait disparu de sa vie depuis si longtemps.

– Merci.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0