Chapitre 62

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Alban erra pendant des mois, ou peut-être des années, dans l'antichambre gigantesque de la mort. Perdu dans son inconscience peuplée de cauchemars, aveuglé par des miasmes obscurs, il sentait des spectres répugnants, issus de sa cervelle, se pencher sur sa carcasse au supplice et y souffler leur haleine de charogne. Parfois, une silhouette étincelante chassait tous ces monstres dans un galop furieux ; sa lumière éclipsait les nuages de l'oubli pendant quelques instants. Cet être sans souvenirs qu'était devenu Alban se remémorait alors son nom et sa douleur ; mais avant qu'il ne pût appeler la gardienne blanche comme neige, les ténèbres l'avalaient à nouveau.

D'autres fois, un subit éclat de lucidité l'extirpait de cette antre noire ; il se rappelait qu'autour de son esprit, il y avait un corps, et que ce corps puant était hérissé de plaies et boursouflé de douleur. Il avait froid dans ces moments-là, si froid ! Un carcan de givre lui gelait les veines, engourdissait cette peau qu'il aurait préféré oublier ; un souffle douloureux, aussi pointu qu'une esquille de glace, transperçait ses poumons. Et lorsqu'il ouvrait les paupières, un visage de femme se penchait sur lui. Dans un spasme instinctif, il tentait de repousser l'inconnue, de la tuer peut-être, tout plutôt que de subir son contact ; mais il était si faible que très vite, ses yeux se fermaient d'eux-mêmes.

Au bout d'une décennie ou deux, ses cauchemars se diluèrent dans l'obscurité de sa tête, et son esprit retrouva pour de bon la peau qui était la sienne. Cette semi-inconscience s'avéra une véritable torture ; il eut désormais froid en permanence, grelottant comme un damné dans les éclairs de douleur qui lui perçaient le dos. Par intermittence, une masse tendre et douce venait se lover autour de lui. Sa chaleur délicieuse apaisait ses frissons, son odeur emplissait ses narines. Il finit par comprendre qu'il s'agissait d'un corps, à la respiration calme, qui se blottissait ainsi contre lui. Et bien qu'il ne puisse le voir, ni deviner son identité, un nom ressurgit du fond de ses pensées.

Iluth.

Invisible et silencieuse, elle veilla sur lui pendant quelques siècles encore, alors que revenaient tous les fragments de sa mémoire ; jusqu'à ce qu'enfin il ouvrît les yeux pour de bon, laissant entrer le jour dans son esprit.

– C'est pas trop tôt, bougre d'imbécile !

– Voilà quelque chose qui ne m'avait guère manqué.

– Quoi donc ?

– Ton caractère de cochon.

– C'est comme ça que tu me remercies ? Tu es resté amorphe pendant plusieurs jours, et moi je surveillais vaillamment tes plaies afin qu'aucune mouche ne vienne y pondre !

– Il n'y a pas de mouches en hiver, triple buse.

– Ah… oui, c'est vrai.

Alban tenta de se redresser ; Iluth écrasa immédiatement un sabot sur son torse, réveillant ses douleurs et l'obligeant à se rallonger.

– Aïe ! Maudite bougresse !

– Tiens-toi tranquille, tu es tiré d'affaire mais il va falloir rester immobile encore quelques jours.

Il poussa un gémissement hargneux. Iluth se pencha vers lui, soulagée de pouvoir se noyer dans ses yeux sombres. Il avait le torse presque entièrement bandé ; le vin appliqué sur ses plaies avait taché le tissu d'auréoles sombres. Il sentait fort l'alcool, le thym, la lavande et d'autres plantes dont la succube, trop distraite, n'avait pas retenu les noms.

– J'ai cru que tu ne te réveillerais jamais, murmura-t-elle.

– Où sommes-nous ? dit-il en promenant le regard au-dessus de lui.

– Dans une étable.

Iluth se mordit la lèvre. Les questions allaient pleuvoir ; elle espérait être capable d'y répondre avec aisance.

Sans jamais laisser filtrer une once de la vérité.

Lorsqu'elle avait quitté Alban quatre jours auparavant, l'abandonnant sur la berge sans un regard en arrière, une seule pensée occupait son esprit, lancinante : elle allait le sauver, guérir ses blessures, quoi que cela lui coûte. Le cœur ravagé de désespoir à l'idée que sa corne, peut-être, aurait pu le remettre d'aplomb, elle avait galopé dans la ville et cherché l'échoppe d'un mire. Il y avait tant de barbiers-chirurgiens, mais tous étaient des hommes ! Alban vivait peut-être ses derniers instants et elle était incapable de lui trouver une femme médecin. Elle avait erré presque une heure dans le brouhaha des rues, avant de trouver l'officine d'un apothicaire ; un regard par la petite verrière lui avait appris qu'il s'agissait d'un couple. L'esprit bouillonnant, Iluth était toute prête à posséder l'épouse, mais elle ne pouvait abandonner le corps de la licorne au milieu de la rue. La détresse la rendait idiote, la panique mélangeait ses pensées ; alors, sans chercher à établir un véritable plan, elle était entrée dans la boutique.

Après une scène particulièrement ridicule, pendant laquelle l'animal avait tenu tout un discours confus face à l'apothicairesse éberluée, celle-ci avait empaqueté un pot d'herbes médicinales, une bouteille d'alcool, des bandages, du fil et une aiguille ; elle avait posé tout cela sur un brancard de fortune, puis elle avait suivi son guide quadrupède à travers la ville.

À leur arrivée, Alban était pâle comme la mort, mais respirait encore.

Harnachées comme des génisses, elles avaient commencé à le remorquer ; l'humaine voulait le ramener en ville, mais la succube hérissée de peur à cette idée l'avait immédiatement possédée.

Abandonnant pendant quelques heures le corps de la licorne – trop lourd pour la petite femme rondouillarde –, Iluth avait parasité cette cervelle inconnue, avait étiré les filaments de son esprit dans ce corps nouveau ; puis elle avait tiré Alban, cahin-caha, jusqu'à un abri trouvé non loin du fleuve. La bâtisse était minuscule, mais bien entretenue. Les branches puissantes des arbres de la forêt penchaient dangereusement au-dessus de ses pierres ; mais un reste de paille la rendait confortable et surtout, la hauteur de ses murs cacherait Alban aux yeux d'éventuels visiteurs. Il s'agissait sans aucun doute d'une étable estivale, destinée aux bêtes lorsqu'elles sortaient paître à la belle saison.

Iluth s'était aussitôt mise au travail ; elle s'était rétractée légèrement dans le corps de l'apothicairesse, avait laissé son faible esprit reprendre ses aises et lui avait insufflé un seul ordre : soigner cet homme qui gisait devant elle.

Puis elle avait quitté son crâne avec difficulté, dans un feu de douleur qui était chaque fois plus intense, avant de filer vers la berge du fleuve. Le vent giflait son essence fragile, cet air qui lui était toxique la grignotait petit à petit. Le monde terrestre tout entier rejetait sa présence ; il tentait de vomir cet être démoniaque comme il aurait vomi un corps étranger qui lui empoisonnait les tripes. Il n'avait fallu à Iluth que quelques minutes pour atteindre la licorne, mais ce calvaire l'avait laissée presque morte. Elle s'était échouée sur l'animal, à bout de forces, puis s'était glissée sous sa peau ô combien familière. Ce corps-ci n'avait pas d'esprit, c'était un pur artefact de chair ; c'était la succube qui l'avait sculpté, tissé, poli comme une statue ou une architecture luxueuse, en réponse aux directives de sa reine. Il était comme un cocon familier, une niche où se cacher pour échapper à ce monde qui ne voulait pas d'elle ; et sa cervelle était vide, ignare, toute entière offerte à la démone.

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