Chapitre 59

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– Il est mort ?

Les bottes s'arrêtèrent juste devant son nez ; paupières toujours baissées, elle résista à l'envie de lever les yeux pour mieux discerner les deux chasseurs penchés sur eux.

– On va bien voir.

Il y eut un sifflement d'acier, celui d'une lame qui sort de son fourreau ; puis un bruit ténu, mou et humide, se fit entendre. Un énorme sursaut fit bondir la carcasse d'Alban.

Imbécile ! Tu devais bien t'y attendre, non ? Pourquoi es-tu suffisamment stupide pour réagir à la douleur ?

– Ouais, il est en vie.

L'homme – très jeune, presque un enfant, d'après sa voix en pleine mue – se pencha à nouveau sur eux deux et Iluth devina qu'il exécutait un quart de tour, ou peut-être un demi-tour, avec le poignard planté dans le dos d'Alban. Celui-ci rugit derrière ses mâchoires contractées ; elles étaient serrées si fort que l'émail de ses dents semblait près d'éclater.

L'adolescent baissa le bras d'un geste sec et la lame déchira les vêtements et la chair d'Alban, suivant sa colonne vertébrale dans une ligne enflammée de douleur. Son arme était si affûtée qu'elle avait transpercé les cottes de cuir censées le protéger, les avait coupées comme du beurre.

– Tu as tué mon père, chien ! siffla-t-il d'une voix doucereuse en arrachant le couteau de la plaie.

Un grondement rauque fit vibrer la gorge d'Alban. Il se serait jeté sur lui, crocs en avant comme un molosse aveuglé de douleur, s'il en avait été capable ; mais il était perclus de flèches et aussi faible qu'un nouveau-né. Les pointes d'acier qui lui perçaient le dos pulsaient d'une douleur nette, si nette qu'il aurait pu les compter ; près d'elles, le sillon tracé par le poignard chauffait à blanc ce qui restait de sa chair. La souffrance irradiait tout son corps. Elle lui coupait le souffle, lui bloquait le cœur, lui venait des côtes et des vertèbres par longues vagues brûlantes.

Ce n'était pas la première fois qu'il était aux portes de la mort ; mais c'était la première fois qu'il n'y avait personne, derrière lui, pour lui sauver la mise. Il était un solitaire, il l'avait toujours été ; mais en cet instant où l'agonie le rendait fou, il regrettait soudain les dizaines, les centaines de soldats auprès desquels il avait guerroyé autrefois, défendant des cités entières, au cœur d'une première ligne destructrice hérissée de lourds espadons comme le sien.

Et il en regrettait aussi l'armure. Dieu qu'il regrettait l'armure !

Un poing brutal vint lui cogner le flanc, juste entre les côtes et la hanche, là où la chair était tendre et les organes offerts ; il expulsa tout l'air de ses poumons, se contracta tout entier sous l'effet de la douleur. Le deuxième homme, celui qui venait de le frapper ainsi, le retourna sur le dos. Libérant Iluth de sa masse écrasante.

Celle-ci, se sentant libre, ouvrit grand un œil sans cesser de faire la morte. Les humains ne la regardaient plus. Ils se tenaient penchés sur Alban qui, sa grande carcasse étendue sur l'herbe, le visage crispé à l'extrême et une larme muette coulant sur sa joue, semblait sur le point de rendre l'âme. Sous lui, les flèches s'étaient cassées et leurs pointes avaient progressé dans ses chairs, poussées par le sol sur lequel il reposait.

Le chasseur le plus âgé se saisit des cadavres de lièvres à sa ceinture et les lui arracha d'une main furieuse.

– Deux lièvres, fils de putain ! C'est tout ce qu'on te demandait ! Deux lièvres que tu nous as volés et que tu n'as pas voulu rendre. Tu as tué cinq des nôtres pour garder deux stupides proies à ta ceinture ! Bâtard !

Il referma sa main noueuse sur les cheveux bruns d'Alban et lui souleva violemment la tête.

– Tu vas payer, salopard. C'est la mort qui va t'apprendre le respect.

Devant l'œil d'Iluth, empli de terreur, se superposa une vision presque oubliée. Celle de trois hommes en pleine forêt, trois chasseurs aussi rustres qu'imbéciles, en train de tirer de la même manière sur la corne d'une licorne. De la soulever de terre jusqu'à lui briser les vertèbres.

Une fureur incandescente lui souleva l'estomac et remonta jusque dans sa gorge. Elle se mit debout d'un bond. Son plan était loin d'être abouti, mais il était temps de le mettre à exécution.

– Qu'est-ce que… Hé, la bête est vivante ! glapit l'adolescent.

Iluth leva la tête et, enfin, put détailler leurs visages. Le garçon avait un visage ingrat, chafouin, percé de petits yeux malins. Elle le haïssait déjà de tout son être pour la lame avec laquelle il avait torturé Alban ; et cette figure disgracieuse lui confirma qu'elle n'aurait aucun remords à l'égorger. À côté de lui, le deuxième était presque un vieillard. Une quarantaine d'années, au moins, étaient passées sur son visage strié de rides. Il n'avait guère plus de muscles que le garçon et probablement moins de réflexes. Aucun des deux ne constituait une réelle menace.

– Et alors ? répliqua le vieux en se retournant vers Alban. On ne craint rien à lui tourner le dos. Cet imbécile aurait mieux fait d'avoir un dogue avec lui !

– Tu en es sûr, chiure de bâtard ? gronda Iluth avant de se jeter sur lui.

Il poussa un cri et tous deux basculèrent vers la berge, avant de s'y écraser dans un gémissement de douleur. L'homme n'avait ni la stature ni la force d'Alban ; la licorne le clouait au sol, peut-être même lui avait-elle cassé une côte ou deux. Satisfaite, elle se cabra un instant, avant de se laisser tomber sur son sternum de tout son poids.

Il y eut un hoquet, suivi d'un hurlement ; mais celui-ci ne masqua pas le craquement des os, ni le cri horrifié du garçon dans le dos d'Iluth. Elle fit volte-face d'un bond, brisant davantage les côtes de sa victime qui, dans des sifflements pathétiques, tentait de respirer malgré ses poumons perforés. Vive comme l'éclair, la licorne referma ses mâchoires sur la main que l'adolescent approchait d'elle ; le poignard qu'il avait tenu bien serré entre ses doigts tomba au sol lorsque, dans un éclair de rage, les dents de l'animal imprimèrent leur marque dans sa chair.

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