Chapitre 52

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Leur voyage arriverait bientôt à son terme ; depuis quelques jours, ils arpentaient des landes sèches et tourmentées par le vent. Une étrange odeur salée, humide, s'infiltrait dans les naseaux d'Iluth et Alban lui apprit qu'il s'agissait de la mer. Elle ne l'avait jamais vue. Lui l'avait déjà aperçue, durant ses pérégrinations de mercenaire, mais il ne lui en dit pas plus. Elle ne chercha pas à le faire parler.

L'humeur d'Alban était en dents de scie ; elle pouvait devenir exécrable d'un instant à l'autre. C'était à croire que plus leurs rêves les rapprochaient, plus l'esprit de l'homme se débattait pendant le jour. Il répondait souvent par monosyllabes, riait moins aux bêtises de la licorne, lui accordait moins d'attention. En somme, il essayait de se soustraire à son emprise, de la dissocier de cette femme qui hantait ses nuits. Iluth ne s'en inquiétait pas outre mesure. Cela signifiait qu'elle tenait son cœur entre les mâchoires, suffisamment serré pour qu'il soubresaute en tentant de s'échapper.

Leur route dévia des landes bien avant qu'ils n'atteignent cet horizon bleu, et la licorne, déçue, fut heureuse de leur halte dans une petite ville de la région. Alban n'avait plus de provisions depuis un moment. Ses ceintures étaient alourdies de coqs et de lièvres ; il escomptait bien les troquer contre du pain, des fruits secs et quelques légumes.

– Oyez, mon bon monsieur ! Votre bestiau serait-il à vendre ?

Alban toisa l'importun, le sourcil dédaigneux, et lui offrit son profil le plus terrifiant.

– Au lieu de poser des questions idiotes, le marchand, regarde le gibier à ma ceinture et dis-moi si ces carcasses t'intéressent. Je suis chasseur, pas maquignon, je ne vends pas de bêtes vives.

La licorne, bouche grande ouverte prête à gober les mouches, observait l'architecture légère et colorée de cette place étonnante, ses croisées de bois et ses tuiles rouges. Le marché, fourmillant de voix et bourdonnant d'agitation, se tapissait dans l'ombre de grandes halles ; le regard d'Iluth monta le long des arches de pierre, sculptées et usées par le vent, qui en supportaient le toit. La lumière blanche du soleil filtrait à travers ces ogives rugueuses, dansait sur les dalles et sur les vêtements pleins de couleurs que portaient les humains.

– Sûr et certain, monsieur ? Je ne sais pas de quelle bête il s'agit, mais elle me paraît valoir une belle somme et j'ai deux trois amis qui…

– Ferme-la, impudent ! Cet animal est à moi, il m'appartient et je ne le cèderait à personne. Et toi, Iluth, ne t'éloigne pas, ce marché est plein de rapaces.

Piquée au vif, la licorne leva les yeux vers lui et siffla :

– Je ne t'appartiens pas !

Agacé, Alban posa une main sur le comptoir et consentit à baisser la tête vers elle.

– Bien sûr que si. Je t'ai achetée, je te rappelle.

Iluth accusa le coup.

– C'est moi qui ai fait le choix de rester avec toi !

– Tu crois que ce détail importe ? Tu es un animal, que tu le veuilles ou non, et en plus tu vaux ton pesant d'or. Alors reste près de moi ou je te mets une chaîne.

Bouche bée, le marchand observait leur échange, ses yeux allant du visage méprisant d'Alban à la bouille furieuse de la licorne. Celle-ci n'en croyait pas ses oreilles. Comment cet homme pouvait-il la revendiquer aussi ouvertement, lui donner des ordres avec un tel sans-gêne ?

– Mais qu'est-ce que tu racontes ? Tu me prends pour un chien ? Tu sais qui je suis réellement ! Alors pourquoi est-ce que tu…

Il leva les yeux au ciel, avant d'enfoncer le clou dans un sourire cinglant :

– Arrête, Iluth. Je suis ton maître, ton propriétaire. Bien sûr que tu es à moi ! Qu'est-ce que tu crois, tu te prends pour une donzelle ? Ma sœur, peut-être ? Ma fiancée ?

Iluth ne put retenir un sifflement de douleur. Les mots d'Alban, imprévisibles, avaient frappé beaucoup trop loin. Ils avaient atteint son cœur, là où elle n'attendait nulle attaque. Là où elle n'avait nulle armure.

– Maintenant, ferme-la et laisse-moi discuter avec le sieur, tu sais comme je déteste marchander.

La succube camoufla sa blessure, avant de se composer un visage haineux qu'elle n'avait guère besoin de forcer.

– À vos ordres, maître.

Il plissa les paupières devant la méchanceté de sa voix, aussi pourrissante et sinueuse qu'un lit de cadavres ; puis il se pencha à nouveau sur l'étal et se remit à brader les carcasses de ses lièvres. Iluth profita de sa discussion houleuse pour faire un écart discret, avant de s'enfuir dans les effluves du marché.

Les mots d'Alban, encore plantés dans sa chair à vif, palpitaient au même rythme que son cœur gonflé de rage.

Je ne t'appartiens pas ! C'est toi qui m'appartiens. Tu m'appartiens, tout entier ! Je suis une succube, je suis la femme qui hante tes rêves, pas une bête à qui tu peux mettre un collier ! Tu n'as aucune prise sur moi. Aucune !

Mais la douleur tenace qui pulsait entre ses côtes, qui lardait son flanc comme un poignard invisible, lui répétait le contraire.

Qu'est-ce que tu crois, tu te prends pour une donzelle ? Ma sœur, peut-être ? Ma fiancée ?

– Oui, bien sûr que oui ! rugit-elle dans le vide en brisant une caisse d'une ruade. Je suis tout cela à tes yeux ! Ta sœur, ta fiancée, ton amie, ta confidente ! Et tu le sais très bien !

Le cœur tordu, elle erra presque une heure sous les halles pleines de vie. La lumière du jour dansait sur son pelage, scintillait dans ses crins hirsutes, répandait une chaleur bienfaisante dans son corps fatigué. Il faisait bon vivre dans cette région. Ici, l'hiver n'avait rien d'un fauve, nul mendiant n'avait à en subir la morsure sur ses vieux os ; il était comme un chat ronronnant, blotti sous le soleil. La solitude apaisa profondément Iluth. Cela faisait trop longtemps qu'elle suivait Alban comme son ombre, sans jamais s'éloigner de lui ; l'homme s'était incrusté dans ses poumons, dans ses paupières, dans ses naseaux. Dans chaque centimètre de sa peau. Elle ne respirait que lui depuis des mois. Elle n'avait pas réalisé à quel point cette promiscuité pouvait être étouffante. Plongée dans l'anonymat de la foule, la brise lui caressant les joues, elle sentit le dard de souffrance qui lui piquait le ventre s'évanouir petit à petit. Et, tandis qu'elle découvrait le marché et observait les passants, sa colère s'en alla avec lui. Le vent était violent ; il faisait voler les voiles des femmes, giflait leurs longues robes, ébouriffait les cheveux des jeunes filles et la crinière courte de la licorne qui, agacée de ressembler à un hérisson poilu, se la laissa tresser par deux fillettes désœuvrées.

– Iluth ? criait Alban à l'autre bout du marché. Iluth ! Où est passée cette satanée bestiole ?

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