Chapitre 48

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– Arrête de me fixer comme ça, sapajou ! Je n'ai rien à dire là-dessus. Peu m'importe, à moi. Je t'ai déjà vu nu comme un cochon, je t'ai déjà vu en train de saillir une femme – elle était imaginaire, et alors ? – et je connais le moindre de tes cauchemars aussi bien que toi ! Tu crois vraiment que je suis à ça près ?

Silence.

– Mais c'est pour ça que j'ai été surprise, tu comprends ? Ta mère est donc morte après son départ au couvent ?

Son souffle vacilla un instant, comme la confiance dans les yeux d'Alban. Dans un battement de cœur, elle sentit la glace se briser sous son poids ; mais un instant plus tard, elle s'était reformée et c'était comme si rien n'avait changé.

– Elle s'est empoisonnée quelques mois plus tard.

Alban plongea une main dans les crins de la licorne pour garder contenance.

Ce n'était qu'elle.

Ce n'était qu'Iluth.

Ils se connaissaient déjà trop bien pour qu'il puisse tenter de limiter les dégâts. Quelques souvenirs n'y changeraient rien… Ce n'était qu'un passé comme tant d'autres. Rien de plus. Ni un piège, ni un trésor à protéger. Il n'y avait rien de mystique là-dessous. L'homme calma les battements affolés de son cœur ; il se racla la gorge, s'agrippa à la crinière hirsute comme un noyé et, d'une voix imperturbable, commença à tirer sur la ficelle de sa mémoire.

– Les plus grands de mes frères sont entrés en apprentissage chez des artisans, ou ont été placés chez des métayers. L'un a été accepté à la ville, chez un maître verrier.

Iluth dressa les oreilles pour n'en perdre pas une miette, les paupières mi-closes sous le plaisir que lui procuraient ses doigts massant doucement son encolure. Alban acceptait enfin de faire un pas vers elle. Au fil de ses mots, le juste chemin leur apparaissait petit à petit, comme une file d'anciennes empreintes creusées dans la pellicule de neige qui couvrait la glace. Une piste à suivre pour se rejoindre, comme déjà connue d'eux, mais enfouie au plus profond de leur être solitaire.

– Et donc ? quémanda Iluth.

Des fondations invisibles mais solides, surgies de leur mémoire, sur lesquelles ils pouvaient poser le pied sans crainte.

– Moi, j'avais déjà quinze ans, j'ai commencé à chasser et à vendre mon gibier. Très vite, mes grands-mères ont voulu me marier avec une fille du village, alors je me suis enfui. J'ai erré un moment, j'ai travaillé ici ou là pour des closiers ou des laboureurs. Je dormais dans les granges et les étables en échange d'un lièvre ou d'un sanglier. J'allais voir mes frères, aussi. Ils travaillaient bien, alors leurs maîtres n'hésitaient jamais à m'embaucher moi aussi. Et puis un jour, je suis parti à la ville et j'ai revu mes deux cadets qui y étaient apprentis. L'un était chez un forgeron. C'est chez lui que j'ai acheté mes premières armes. L'autre était chez le maître verrier. Je me suis beaucoup moqué de lui au début. Les fermiers, les chasseurs, ça ne connaît rien aux images. Alors les vitraux, tu penses !

Le regard perdu dans le feu, il jouait avec les mèches argentées d'Iluth, les entortillait entre ses doigts sans y penser. La licorne, surprise que cela amène des sensations si agréables, était à deux doigts de ronronner comme un chat.

– Je trouvais ça inutile, stupide, une perte de temps. Comment l'Eglise pouvait-elle payer si cher pour ça ? Comment mon frère pouvait-il perdre son temps à se montrer si méticuleux, à assembler des couleurs pendant des heures, monter des décors sur plomb pendant des jours… Tout ça était d'un luxe inouï. Obscène ! Surtout pour des fils de métayers. Si cela n'avait tenu qu'à moi, j'aurais volé les verres, les cristaux de cobalt, de safre, le cuivre et le manganèse avec eux.

Tous ces mots sonnaient bien étranges à l'oreille d'Iluth, mais elle ne releva pas, perdue dans l'écheveau de souvenirs qu'il déployait devant elle.

– Mais quand je n'avais rien à faire, je venais l'observer pendant des heures. Et petit à petit, j'ai eu envie de créer moi aussi.

– C'est là que tu as appris cet art ?

Un sourire échappa à Alban.

– Cet art… C'est bien la première fois que l'on me dit… ah, chiure ! Tu m'as regardé ? Je n'ai rien d'un artiste. Le maître verrier le savait, lui, il l'avait deviné dès qu'il m'avait vu. Il n'aurait jamais voulu que je touche à ses précieux ingrédients. Alors je l'amadouais en échangeant des lapins et des coqs sauvages contre une place dans son grenier, et la nuit, mon frère m'ouvrait l'atelier et me montrait un peu sa technique.

Sa main quitta la crinière d'Iluth – elle grogna – et se glissa dans le rouleau de couvertures qui jonchait le sol avec les autres paquets. Il en tira les trois petits vitraux et les fit miroiter dans la lueur du feu. Illuminés de rouge et d'or, leurs couleurs si vives prenaient des nuances subtiles et chatoyantes, empreintes de magie.

– Continue, gronda la licorne.

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