Chapitre 45

4 minutes de lecture

Non, elle ne les méprisait pas. Elle les jalousait.

Elle les jalousait avec une force sans pareille, lorsqu'ils riaient aux mots d'Alban, pointaient du doigt son visage brûlé en l'interrogeant naïvement, lorsqu'ils lui parlaient de leurs récoltes et qu'il hochait la tête, sage et compréhensif comme il ne l'était jamais pour elle ; lorsqu'ils lui parlaient tout simplement tandis que la licorne, aux pieds de la table, mangeait sa gamelle de racines et de blé sans prononcer un mot. Personne ne lui demandait rien. Personne ne s'intéressait à elle. Surtout pas Alban, qui paraissait fasciné par ces stupides histoires de paysans obtus.

La soirée terminée, ils allèrent se coucher dans le foin chaud et odorant de l'étable. Iluth ne dit pas un mot, espérant le faire réagir, mais Alban ne lui adressa pas un regard. Elle aurait pu tout autant ne pas être là. Les effluves grasses et les bêlements légers des moutons les étreignirent, se marièrent au silence de la nuit qui régnait à l'extérieur. Roulée en boule, Iluth observa Alban du coin de l'œil. D'ordinaire, il se tenait recroquevillé, couché comme un chien de meute à ses côtés ; mais ce soir-là, il s'allongea sur le dos, étalé de tout son long dans le fouillis du foin qui leur piquait la peau. Il croisa les bras derrière la nuque et posa le regard sur les poutres de l'étable. Ses yeux de basalte étaient doux, dépourvus de leur froideur habituelle ; Iluth comprit instinctivement que la compagnie de ses semblables lui avait apporté une paix qu'elle-même ne pourrait jamais imiter.

Une nouvelle flambée de haine grandit dans son ventre, avant de brûler sa gorge comme une remontée de bile. Ses prunelles se contractèrent brusquement en lames acérées ; elle devina que ses iris de miel venaient de fondre, laissant la place à un brasier sulfureux.

Elle respira profondément, paupières fermées, jusqu'à faire refluer ses apparats démoniaques. Pourquoi donc ? Peu importait de toute manière ! Alban ne la regardait pas.

Il s'endormit très vite, le souffle paisible et le ventre agréablement plein, sans penser à lui adresser un mot.

Iluth rampa vers lui, les lèvres retroussées sur ses dents dans un rictus inconscient. Elle posa la tête sur sa poitrine et tenta, dans un souffle furieux, d'entrer dans ses songes. Mais elle échoua. Encore et encore. C'était peine perdue. Après presque une heure d'échecs, elle dû admettre qu'elle était incapable de se concentrer suffisamment. Incapable de rassembler son énergie et ses pouvoirs.

Elle finit par se retirer, l'esprit marqué au fer rouge devant sa propre impuissance, devant sa propre faiblesse.

– Maudit homme… maudit animal…

Elle se recroquevilla dans un coin sombre au milieu du foin, comme une bête blessée. La lumière de ses iris ondoyait dans la pénombre, mais elle ne chercha plus à la cacher. Dans ses pensées flottaient des dizaines d'instants volés, des centaines d'éclats issus du repas qu'Alban avait partagé avec leurs hôtes. Ses sourires discrets, ses yeux calmes, ses mots sages. Ses hochements de tête pleins d'intérêt.

Pourquoi n'avait-elle pas droit à tout cela ? Elle qui avait œuvré si longtemps pour se creuser une place dans son cœur. Elle avait été si fière de passer les barrières de cet homme ! Et pourtant elle n'était capable de récolter de lui que grognements, railleries, répliques moqueuses et trop rares caresses. Une complicité boiteuse, ratée, dont elle s'était bêtement satisfaite.

Pourquoi était-elle prête à se damner pour un seul de ses regards ? Pourquoi une telle rage lui piquait-elle le cœur à l'idée de devoir le partager avec d'autres, de ne pas être la seule à ses yeux ?

Que m'as-tu fait ?

Que m'as-tu fait…

Bientôt, tout cela n'aurait plus d'importance. Elle le posséderait tout entier. Il serait à elle, rien qu'à elle. N'aurait d'yeux que pour elle.

Le lendemain matin, Alban la réveilla à l'aube et ils quittèrent l'étable discrètement, en silence, sans avoir revu leurs hôtes.

– Etrange qu'ils n'aient pas déjà sorti les moutons, commenta Alban en haussant l'unique sourcil qu'il lui restait.

Iluth ne dit rien, mais n'en pensait pas moins.

Heureusement qu'Alban n'eut pas l'idée d'aller frapper à leur porte, puis d'entrer dans la maison devant leur silence, car les deux vieillards étaient morts dans leur lit, tout comme les quatre adolescents. La succube était même parvenue à séduire le plus grand des deux gamins, qui ne devait pas avoir plus de douze ans. Seul restait le benjamin, une petite chose encore trop naïve, qui à cette heure devait encore dormir dans le grand lit au milieu des siens. Sans se douter qu'il se blottissait contre des cadavres déjà froids depuis longtemps.

Le chasseur, en partant, prit soin de refermer la barrière pour ne pas que les brebis se sauvent ; la licorne, derrière lui, attendit qu'il disparaisse au tournant puis la rouvrit d'un coup de sabot.

Suivant leur congénère quadrupède, le troupeau à la laine d'argent se déversa dans la campagne et s'éparpilla entre les murets de pierre.

– Bon vent, mes amis, glissa Iluth dans un murmure.

Les poumons emplis de bonne humeur après sa tuerie de la nuit, elle quitta l'enceinte de la ferme et rattrapa Alban dans de petits bonds joyeux.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 4 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0