Chapitre 28

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– Recule ! hurla Iluth dans un bond paniqué.

Elle s'agrippa à son bras en un geste instinctif, s'arc-bouta pour le forcer à faire un pas en arrière. En vain. Cet homme était un roc et elle, une petite créature qui lui arrivait à peine aux pectoraux.

Stoïque, il abaissa vers elle son regard couleur cendre. Un instant apeurée, Iluth inspira une bouffée d'air pleine de soulagement devant son absence de réaction. Sa bipédie ne semblait pas le surprendre ; c'était comme s'il l'avait toujours connue ainsi.

– Tes puces t'ont mangé la cervelle ? lui brailla-t-elle dans l'oreille en se hissant sur la pointe des sabots. Tu vas nous faire tuer !

Il l'écouta à peine. Sans se préoccuper une seule seconde du carillon mortel des lames, qui aimantait le regard d'Iluth et paralysait tout son corps, il leva le bras et lui toucha doucement le front.

Ce fut comme s'il venait d'y planter une aiguille chauffée à blanc.

Le crâne transpercé de douleur, Iluth se recroquevilla en hurlant. L'effroi le plus pur apparut dans les prunelles d'Alban qui observa, tétanisé, les conséquences de ce contact sur la démone. Il vit le sang affluer lentement entre ses deux yeux, là où il venait de la toucher. Sous son pelage, sa peau en était imbibée. Sa chair poisseuse finit par dégorger le fluide écarlate, par le vomir jusqu'à ce qu'il coule le long de ses joues, comme si le corps d'Iluth le rejetait jusqu'à la dernière goutte. Puis une lézarde minuscule courut le long de sa corne, fracturant ses anneaux parfaits.

Un instant plus tard, elle se brisa en deux d'un coup sec.

La fissure se poursuivit à travers les os d'Iluth dans de longs craquements assourdis ; elle fit éclater ses tempes, fendit son chanfrein en progressant vers son nez, craquela les cartilages de ses naseaux, disloqua ses mâchoires. La démone sentit sa peau se tendre, puis se déchirer sous la poussée de son squelette qui partait en miettes. Elle agrippa désespérément ses joues. Son visage entier s'écartelait comme un masque grimaçant.

Mais elle ne put en retenir longtemps les ruines. Très vite, la corne s'écrasa au sol, suivie de tous ces fragments d'os et de chair, encore tendus de nerfs et englués de sang.

Alban, terrifié par ce qu'il venait de faire, releva les yeux sur Iluth.

Mais il n'y avait plus d'Iluth. Il n'y avait qu'un corps empli de vide, une façade qui venait de voler en éclats. Et derrière tous ces leurres, partis en poussière, restait une âme noire et ricanante. Une aura de ténèbres.

Alban se réveilla en sursaut, les poumons palpitants, l'esprit lardé de visions sinistres. Il se redressa dans le lit humide de sueur, chercha la licorne de la main. Il croisa son regard qui miroitait dans l'obscurité.

Une noirceur terrifiante lui sauta aux yeux, celle de son rêve ; pour la première fois, il éprouva de l'effroi face aux iris dorés.

Mais cela ne dura qu'un instant et il recouvra vite ses esprits. Le soulagement déferla en lui lorsqu'il caressa doucement la longue tête fine d'Iluth. Son pelage était d'un blanc pur, aussi velouté qu'un duvet d'oiseau ; ses os fragiles dessinaient un entrelacs délicat sous sa peau.

– Tu es entière, murmura-t-il dans un souffle fiévreux. Tu vas bien.

Il la sentait trembler comme un petit animal terrifié. Elle avait les mêmes yeux exorbités que lors de leur rencontre, si longtemps auparavant, quand elle avait fixé son épée dans son dos.

– Pardonne-moi, Iluth. N'aie pas peur. Je ne te ferai jamais de mal.

Elle ne dit rien, se contenta de fourrer son museau doux dans sa paume, de s'y frotter doucement.

– N'aie pas peur, répéta-t-il pour eux deux. N'aie pas peur.

Il se rallongea, le cœur encore erratique, les yeux posés sur les poutres du plafond englué de toiles d'araignées.

Lorsque le sommeil le prit à nouveau, il se retrouva seul dans la clairière de son rêve.

Complètement seul.

Il appela en vain, tourna comme un lion en cage entre les barreaux des arbres. Seule sa voix lui revenait aux oreilles ; elle résonnait entre les troncs sans jamais lui apporter celle d'Iluth. Alors il se mit en marche et arpenta désespérément ce monde noir et silencieux. Sur sa route, tout était paisible. Il n'y avait pas de démons. Pas de licorne. Il n'y avait que lui, en tête à tête avec le vent et la solitude. Il ne cessait de héler sa protectrice, cherchant sa silhouette de lumière entre les haies et les villages déserts. Mais elle n'était pas là.

Elle n'était nulle part.

Il ne pouvait savoir qu'Iluth, l'œil grand ouvert, le poitrail compressé d'angoisse, veillait sur lui d'un regard empli de fantômes. Elle escomptait bien garder le sommeil à distance, le plus loin possible de son esprit. Au moins jusqu'à ce que se dilue, dans sa mémoire, le souvenir de son âme démoniaque mise à nu par l'esprit d'Alban.

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