Chapitre 27

3 minutes de lecture

Alban était déjà parti depuis longtemps lorsqu'Iluth s'extirpa du sommeil. Son esprit, d'ordinaire clair et véloce, aussi tranchant qu'une lame, était anormalement pâteux ; des visions étranges, trop colorées pour appartenir à la réalité, lui revenaient en tête dans des flashs douloureux.

– Je savais qu'il fallait pas manger les rouges, maugréa-t-elle en clignant des paupières. Il l'a fait exprès !

Elle se traîna sous le monceau de couvertures, se frayant un chemin vers le bord du matelas.

– Je savais bien que c'était bizarre ! Les feux, c'est pas bleu. Et ça ne sourit pas. Et les champignons ne dansent pas ! Ils ne marchent même pas ! Comment ma cervelle a-t-elle pu inventer tout ça ? Par mes cornes, ils me tiraient même la langue !

Elle émergea enfin du lit et posa maladroitement les sabots sur le plancher. Puis une vision incongrue lui sauta aux yeux. D'un seul coup, la gangue de mélasse qui imprégnait son esprit éclata en mille morceaux.

Posée sur le grand coffre en bois, entre les trois objets de verre coloré qu'Alban nommait vitraux, une longue corne spiralée miroitait sous le soleil. Ses anneaux allaient du noir le plus obscur au blanc le plus éblouissant, en passant par un rouge aussi écarlate que le sang.

Iluth resta un instant silencieuse, bêtement ahurie.

– C'est la mienne ?

Elle loucha vers son front. Sa vision était redevenue claire et nette et elle réalisa soudain que cet appendice, sur le coffre, était bien le sien.

Le souffle court, le cœur battant à tout rompre, elle s'approcha de l'objet. Dans un frisson, le feu de la douleur imprégna son corps un instant, comme à ce moment maudit où les trois hommes et leurs lames s'étaient acharnés sur son crâne.

Ils avaient réussi. Ils avaient coupé la corne d'Iluth. Alban ne l'avait pas sauvée. Il n'était arrivé qu'après.

Le poitrail oppressé de peur, Iluth réfléchit fiévreusement. Pourquoi le chasseur l'avait-il ramenée chez lui ? Pourquoi ne l'avait-il pas laissée aux charognards de la forêt ? Sans sa corne, elle n'était plus qu'un quadrupède étrange, dépourvu de magie. Pourquoi aurait-il choisi de garder un talisman cassé ?

Un détail attira son regard sur la gauche et soudain, le souffle coupé, elle comprit.

Le vitrail le plus flamboyant, celui qui représentait une licorne blanche éclaboussée d'une aura de lumière, avait changé. L'un des fragments de verre avait été remplacé par un autre : le plomb de la soudure était récent et, au pied du vitrail, le morceau enlevé miroitait avec désespoir. C'était la corne de l'animal.

Alban – car cela ne pouvait être que lui – avait ressoudé un fragment doré à sa place, comme si elle n'avait jamais existé. Comme si la créature n'en avait nul besoin pour scintiller de mille feux.

Iluth cligna des paupières, le cœur pris d'une émotion étrange.

Quoi que puisse représenter ce vitrail pour Alban, la licorne était devenue beaucoup plus qu'un simple talisman à ses yeux.

La nuit même, dans le secret des rêves du chasseur, Iluth commença doucement à métamorphoser son corps d'emprunt.

Il était temps pour elle de commencer à séduire Alban, de le toucher autrement qu'avec sa complicité et ses singeries cocasses.

Sitôt parvenue dans les méandres de son inconscient, elle opta pour une physionomie tendre et rondouillarde, celle d'un hybride étrange. Une licorne à la colonne vertébrale humaine, semblable à une chèvre blanche qui se serait tenue sur deux pattes. Une corne éblouissante, offerte par l'esprit d'Alban, miroitait sur son front avec l'éclat du diamant.

Elle observa lentement les alentours. Il n'y avait plus de démons. Plus de spectres, ni de monstres. Pas de femmes – et cette constatation soulagea d'un grand poids le cœur d'Iluth. Elle savait qu'elle n'aurait pas été de taille.

Alban, nu comme un ver, lui tournait le dos à l'autre bout de la clairière. Tête levée, il semblait perdre son regard dans l'immense ramure du hêtre qui le surplombait. La canopée de l'arbre émiettait la lumière de la lune, la dispersait en milliers de fragments qui venaient danser sur la peau hâlée de l'homme.

Iluth, apprivoisant son nouveau corps aux foulées si étranges, s'approcha doucement de lui.

– Vois, dit-il sans même la regarder.

Silencieuse, la licorne leva les yeux vers les branches qui se déployaient au dessus de leurs têtes. Elle avala sa salive dans un hoquet. Des dizaines, des centaines d'épées, de coutelas et d'armes diverses y étaient suspendues. Leurs lames menaçantes pesaient vers le sol, droit vers Iluth et Alban. Seuls des fils d'araignée, aussi ténus que des bribes de rêves, retenaient leurs pommeaux. Un vent discret les faisait carillonner, étinceler, valser dans des éclaboussures de lumière.

– Recule ! hurla Iluth dans un bond paniqué.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0