Partie 3 — Fin

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— Vous avez pris votre temps, critiqua Bartohl en nous entendant entrer dans son bureau.

Assis sur son grand fauteuil, face à la baie vitrée, il tournait le dos à la porte et ne daigna pas se retourner pour nous accueillir. Je devinai dans son manège une certaine appréhension, peut-être même une pointe de tristesse.

— Commençons.

Un tintement sonore résonna dans la pièce, accompagnant les mots du professeur. Les douze coups de minuit annoncèrent nos vingt ans au château. Bartohl fit pivoter son fauteuil et nous invita à nous asseoir sur les deux sièges qui faisaient face à son bureau. Son regard était sévère, mais j’aperçus un léger tremblement à ses doigts tendus. Soane s’assit à droite et moi à gauche, comme à notre habitude.

— Il est temps. Comme je vous l’ai dit le premier jour, vous êtes ici parce que vous avez répondu juste à une question.

— La différence entre une mauvaise et une bonne histoire, enchaîna Soane, l’air très fier de lui.

Je lui jetai un coup d’œil en coin. Quand il était arrivé au château, Bartohl m’avait dit qu’il était comme moi, qu’il pensait que les mauvaises histoires ne finissaient pas. Je n’avais pas voulu y croire. Comment pouvait-on imaginer la même chose, lui et moi ? Nous étions si différents…

— Vous aviez raison.

Ni Soane ni moi-même ne fûmes étonnés. Sans qu’il ne le dise, nous le savions. Au fond de nous, nous avions fini par y croire. Même si c’était faux, nous voulions que ce soit vrai.

— Vous avez passé vingt années de votre vie à lire des histoires qui finissaient bien, à analyser leurs intrigues et péripéties, à comprendre leurs personnages. Vous êtes prêts à entrer dans leur monde.

— Pardon ? laissai-je échapper malgré moi.

— Votre entraînement n’avait qu’un but : vous permettre de corriger les mauvaises histoires pour qu’enfin elles aient une fin.

Choquée, je m’agrippai aux accoudoirs du siège sans plus savoir que dire. Soane ne bougeait plus, l’air pensif, plus silencieux que jamais. Je ne comprenais pas ce que Bartohl attendait de nous. Entrer dans leur monde ? Cela n’avait aucun sens.

— C’est possible ? demanda Soane après quelques minutes de réflexion.

— Oui.

Je bondis de ma chaise, tout à la fois effrayée et excitée à cette idée. Je ne comprenais pas exactement ce que cela impliquait, ni même la véritable signification de ces mots, mais ce qu’ils éveillaient en moi était tentant. Je m’imaginais déjà toutes sortes de choses bien loin de la vérité et ne pouvais m’empêcher de penser que cet entraînement valait peut-être le temps qu’il nous avait coûté.

Soane ne semblait guère emballé. Le menton dans la paume de la main, il caressait du pouce le bord de sa mâchoire. Quand je posai mes doigts sur son épaule, il fut comme traversé d’une décharge électrique et releva les yeux vers moi. L’inquiétude barrait son front d’un long trait et ses sourcils tordus me prouvaient ce que je savais déjà : il avait tout autant peur que moi. Et si nous ne revenions pas ?

— Ne brimez pas votre peur, nourrissez-vous-en, continua Bartohl. C’est elle qui vous ramènera ici le plus rapidement. Mais n’allez pas trop vite, les choses doivent être faites correctement.

— Que devons-nous faire ? Je ne comprends pas.

Si mon frère restait silencieux, je ne pouvais me retenir d’écouter la dernière leçon du professeur avec attention. Certains détails m’échappaient et m’empêchaient de saisir le sens de tout ceci.

— Il existe des histoires comme vous n’en avez jamais lues, des choses que vous préférerez n’avoir jamais connues. Bloquées dans leur médiocrité, ces histoires n’avancent plus, elles se déroulent à l’infini sans trouver de dénouement.

— Elles n’ont pas de fin… murmurai-je pour moi-même.

— Ces histoires ne peuvent pas rester ainsi. Il faut les corriger pour qu’elles trouvent leur fin. C’est un travail qui se fait de l’intérieur, avec minutie et intelligence. Et ce travail, c’est à vous qu’il revient.

— Mais… comment faire ?

— Ce n’est pas en refermant un livre que l’histoire prend fin, intervint Soane. C’est quand tout a été écrit et qu’il n’y a plus rien à lire.

— Et ils vécurent heureux pour toujours, complétai-je.

Bartohl sourit, l’air tout aussi triste que fier. Il ne cherchait plus à cacher ses sentiments et ses mains tremblaient sur le bureau à la vue de tous. Je devinai la peur au fond de ses yeux, habilement cachée derrière son sourire satisfait. Lâcher ses enfants dans la nature, voilà qui n’était évident pour aucun parent.

— Mais si nous allons dans les…

Ma voix s’étrangla dans ma gorge et je déglutis pour avaler les mots que je n’arrivais pas à prononcer. Les dire tout haut était plus dur que de les penser et j’abandonnai ma tentative, consciente que, même sans eux, Bartohl et Soane me comprendraient.

— Comment feras-tu pour nous surveiller ?

Il avait promis qu’il superviserait, que pour notre premier travail, il nous aiderait. Pourtant, je sentais qu’il ne viendrait pas avec nous. Il allait rester ici, au château, pendant que nous serions là-bas, peu importe où cela pouvait être.

— Je lirai le livre, s’amusa-t-il, un rictus moqueur sur les lèvres.

Je cherchai du soutien dans les yeux de Soane, mais le même amusement étirait sa bouche. La blague ne prenait pas. Elle s’appuyait sur mes épaules et me faisait ployer sous sa force. La peur étouffa l’envie d’essayer. Je ne voulais pas y aller.

— Ne l’oubliez pas : vous êtes une équipe. Vous marchez à deux. C’est ensemble que vous réussirez. Ne vous perdez pas.

Le professeur lança un regard appuyé à mon frère, comme un dernier avertissement. J’esquissai l’ombre d’un sourire sans arriver à me détendre complètement. Je n’espérais pas arriver à dormir cette nuit. Ces révélations me tiendraient éveillées jusqu’à l’aube. Je ne serai jamais prête pour ce qu’il attendait de nous. Une seule nuit, en tout cas, ne suffirait pas.

— Vous commencez immédiatement.

Je n’eus pas le temps de protester. D’un mouvement rapide, Bartohl ouvrit un grand livre sur son bureau et indiqua, du bout de l’ongle, les premiers mots. Apeurée et trahie, je cherchai la main de Soane pour me rassurer, mais à l’instant où mes yeux se posèrent sur « Il était une fois », mes doigts ne trouvèrent qu’une herbe grasse et tendre à empoigner.

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