Chapitre 13

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Le taxi s’arrêta le long du trottoir dans un grincement de frein. Quelques secondes plus tard, Vittorio s’en extirpa après avoir réglé sa course.

Face au bâtiment, le jeune homme demeura subjugué par la façade du commissariat central de Bordeaux. Il se souvenait avoir étudié cette ville à l’histoire médiévale dont certaines portes de fortification subsistent encore aujourd’hui sur le pourtour de la vielle ville. L’impressionnante construction se dévoilait aux yeux du jeune dessinateur. Une structure de quatre étages faite d’un cube sombre duquel s’extrayait d’autres formes géométriques cubiques blanches. Rien à voir avec l’idée du commissariat grisâtre et glauque auquel s’attendait Vittorio.

Une respiration profonde pour s’armer de courage, Vittorio entama la volée des quelques marches larges qui faisait front à l’entrée. La porte à ouverture automatique passée, il se dirigea droit devant vers l’accueil.

- Monsieur ? s’enquît un agent derrière le comptoir.

- Bonjour… Je m’appelle Vittorio Scilacci. Je dois voi…

- Suivez-moi, Monsieur Scilacci, interrompit le fonctionnaire à la manière d’un robot.

Des consignes avaient été laissées ! Cette idée ne rassura pas le jeune dessinateur dont la bouche sèche ne trouvait plus sa source, appréhendant ce qui allait suivre.

Ils traversèrent l’immense hall lumineux, Vittorio suivant son guide d’un demi-pas. Deux étages plus haut, il empruntèrent le couloir de gauche, passèrent devant une dizaine de bureau puis l’accompagnateur s’arrêta devant l’un d’entre-eux dont la porte était restée ouverte.

- Entrez et asseyez-vous Monsieur Scilacci… L’inspecteur Gautier va arriver rapidement.

Le ton du policier ne demandait aucune réponse… ni question d’ailleurs. Vittorio s’exécuta et s’installa sur une des deux chaises regardant le bureau, dos à la porte.

Nerveux, Vittorio consultait mécaniquement son portable, compulsivement. Ce qui parut une éternité fut interrompu par l’irruption de l’inspecteur, faisant sursauter le jeune dessinateur resté trop longtemps dans un silence de chambre sourde.

- Vous ? ! s’écria Vittorio qui manqua tomber à la renverse en voyant l’inspecteur.

Vittorio était ahuri par cette vision. L’envie de se pincer pour s’assurer qu’il ne rêvait pas lui traversa l’esprit. Il obtint, en tous cas, la réponse à son interrogation sur cette voix qu’il avait crut reconnaître un peu plus tôt au téléphone.

- Hé oui, moi ! retourna l’inspecteur, jetant un épais dossier sur son bureau avant de s’asseoir, avant-bras posés sur le plateau de verre noir, les mains enlacées, avant de planter son regard suspicieux dans celui du dessinateur. Surpris, hein ? ironisa-t-il avec arrogance.

- Pour le moins effectivement, réussit à articuler Vittorio qui comprenait de moins en moins ce qui se passait.

L’inspecteur Gautier fixait le dessinateur, silencieux. Une méthode que l’on apprend à l’école de police, qui consiste à observer le visage et les yeux de son interlocuteur pour y déceler des signes comme la peur, la culpabilité ou l’innocence, l’ignorance ou la dissimulation. Bref ! Une approche déterminante pour la poursuite de la « séance ».

- Monsieur Scilacci, se décida enfin l’inspecteur. Vous me semblez un peu… perdu. Vous vous doutez tout de même pourquoi je vous ai fait venir ?

- J’avoue nager totalement dans le brouillard, inspecteur. Il y a encore trois jours, j’avais une vie exaltante et sans ombre au tableau. Mais depuis mon arrivée à Bordeaux, tout se bouscule, fit Vittorio les yeux dans le vide, ayant une pensée furtive pour Marion.

- Et qu’est-ce qui se bouscule, Monsieur Scilacci ?

Le jeune dessinateur se rendit compte que dans ce jeu, moins il en dirait et mieux il se porterait. Il se rencogna sur sa chaise et croisa les jambes et les bras, restant muet comme une carpe, défiant l’inspecteur du regard.

- Je vois, reprit le fonctionnaire de police. Je vais aller droit au but. Je n’ai rien contre vous. Mais vous m’avez posé un sacré problème hier soir. j’ai cru que vous aviez tout foutu par terre. Après le coup de la piscine, je suis venu au bureau pour me rencarder sur vous. Et ce matin… après votre entrevue avec Dennoyer, j’ai compris que vous pourriez m’être d’une grande utilité.

Les paroles du flic laissaient Vittorio, dubitatif. Plus il l’écoutait plus il lui semblait être dans un brouillard qui s’épaississait au fil des mots.

Voyant qu’il perdait son auditoire, l’inspecteur Gautier décida de lui expliquer l’histoire dans son intégralité. Le jeune artiste n’en croyait pas ses oreilles. Il avait l’impression d’être dans l’une de ses séries policières qu’il affectionne pour se changer les idées.

L’inspecteur Christophe Gautier prit une profonde respiration, cherchant l’inspiration.

- Il y a presque six ans, il y a eu le vol d’une toile pendant son transfert vers l’Italie : « La terre sauvage ». Mais ça vous le savez déjà, fit Christophe, jetant un œil à son interlocuteur. Ce que vous ne savez pas en revanche, c’est que cette œuvre a été volée par nos services.

Vittorio allait de surprise en surprise et se demandait bien quand le cauchemar allait s’arrêter.

- Cela faisait des mois déjà que le service de la BAC – la Brigade Anti-Criminalité – était sur le dos d’un certain Minassian : un truand de haut vol mais si discret et si parano qu’il en est à se demander si sa mère est bien la sienne.

Devant le visage éberlué du jeune dessinateur, l’inspecteur crut bon de mettre les points sur les « i ».

- Ce que je veux dire par là, c’est qu’il prend tellement de précautions que nous ne sommes jamais arrivés à réunir assez d’élément pour le faire plonger. Ce que la BAC savait en revanche, c’est qu’il avait tramé de s’emparer de la toile pendant le trajet. On a donc subtilisé la toile avant que ses sbires ne le fassent. Coup de poker en l’absence d’information, mais ça a marché. Prendre ses hommes de main ne nous aurait pas amené à Minassian. Il fallait qu’il croit qu’il avait été doublé…

-… pour l’obliger à sortir de son trou et le pousser à la faute, coupa Vittorio.

- C’est ça, s’étonna l’inspecteur, les yeux écarquillés devant la lucidité soudaine du dessinateur. Seulement, ça ne s’est pas passé comme prévu … Minassian est resté aussi discret qu’à son habitude. Mais voyez-vous, un homme comme Minassian ne vole pas pour lui. Et dans ce genre de transaction, le mandataire fait toujours une avance conséquente, qui sert à impliquer les deux parties l’une envers l’autre et à couvrir les frais logistique et matériel d’une telle opération. Il y a toujours un délai important entre le rapt et la revente ; le temps que les choses se tassent et que les enquêtes des compagnies d’assurance, notamment, relâchent un peu leur attention. Vous me suivez toujours, Monsieur Scilacci ?

- Oui, mais en quoi suis-je concerné ?

Un sourire de satisfaction se dessina sur le visage de Christophe Gautier.

- Attendez encore un peu… c’est bientôt là que vous entrez en scène.

Le flic reprit une profonde inspiration qu’il bloqua, cherchant comment il allait aborder la suite, les yeux au plafond.

- Hier soir j’ai remarqué la façon dont vous vous regardiez, mademoiselle Dennoyer et vous. J’ai alors improvisé une petite scène de jalousie, pensant que cela vous ferai tenir vos distances. La suite vous la connaissez… Je me suis retrouvé à la baille.

Vittorio ne put retenir un sourire à cette pensée qui, au final, l’avait rapprocher de Marion le plus naturellement du monde.

- Ca vous fait sourire, hein ? Mais moi je ne riais pas du tout ! Vous étiez tout bonnement en train de jeter aux ordures des mois de travail.

- Excusez-moi, capitaine !

- Inspecteur !..

- Inspecteur ! Excusez-moi… mais quel rapport entre tout ce que vous venez de me raconter et votre… histoire avec Marion ? s’enquit Vittorio qui commençait à perdre pied.

- Elle était mon passeport pour côtoyer les Dennoyer. En étant le gendre, je m’infiltrais le plus légitimement du monde. Et cerise sur le gâteau, elle vivait à Paris ! L’ai joué vieux garçon, réservant notre première fois pour la grande occasion, blablabla. Le portrait psychologique de Xavier Dennoyer qu’on avait dressé avec une équipe de profileurs m’avait permis de mettre au point un personnage que Dennoyer accepterait à bras ouverts. Avec Marion, ça a été plus dur pour la séduire, mais je vous passe ces détails. Enfin bref ! Tout roulait jusqu’au jour ou Marion m’est tombée dessus avec ma vraie copine. Vous comprenez maintenant pourquoi cet accueil froid dans le salon hier soir.

- Et ça ne vous a pas gêné de jouer avec ses sentiments ? jeta Vittorio avec un peu trop de véhémence, contenant difficilement sa colère.

- Sentiments ? ! Je vous parle d’une enquête criminelle, et tous les moyens sont bons pour y parvenir ! retourna à la volée l’inspecteur.

Le jeune dessinateur eut un moment d’absence. Marion avait dû souffrir de cette trahison dont elle ignorait encore tout l’appareil. Et maintenant, c’était lui qui la faisait souffrir par son départ précipité, sans une explication. Il se sentait soudain au même niveau que son pseudo rival, médiocre et égoïste. Un frisson glacial parcourut son échine et le ramena à leur conversation.

- Y a tout de même quelque chose qui m’échappe dans toute votre histoire abracadabrantesque… A quoi vous servait de pénétrer chez les Dennoyer ?

- C’est la tout le génie, Monsieur Scilacci, se vanta-t-il, un large sourire aux lèvres qui ne laissait aucun doute sur le nom de l’auteur du stratagème. Lorsque nous avons épuisé toutes les ficelles pour attaquer de face Minassian, nous avons ratissé plus largement son entourage. Il fallait trouver quelqu’un qui pourrait, même indirectement, avoir des connexions avec lui. La seule façon d’espérer obtenir de éléments tangibles qui pouvaient nourrir notre enquête. Et là, presque par hasard, Jack-pot : Dennoyer ! Au vu de son métier, Il y avait forcément un rapport entre lui, critique d’Art, et Minassian. J’ai profité ensuite de son hospitalité pour installer des micros dans son bureau. Bureau où vous étiez ce matin.

- Vous savez donc ce qui s’y est dit !

- Oui… et c’est là que j’ai réalisé que vous étiez l’allier idéal, lorsque je vous ais entendu refuser la demande de Dennoyer et claquer la porte.

- Oula oula oula ! s’exclama Vittorio, s’éjectant de son siège plus vite que si on lui avait planté une aiguille dans le séant. Ecoutez, continua-t-il, main tendue en signe d’arrêt, je ne suis l’allier de personne ! Je vais simplement rentrer chez moi et oublier ces deux derniers jours.

- C’est que j’ai aussi enquêté sur vous, Monsieur Scilacci, renchérit l’inspecteur d’une voix calme et monocorde.

- Et pis quoi ?.. retourna-t-il avant de réaliser que le flic avait entendu sa conversation avec Xavier Dennoyer grâce aux micros installés dans le bureau de ce dernier. Mais vous seriez près à vendre votre mère… ajouta-il dédaigneusement laissant sa phrase en suspens, un mouvement de recul comme si l’endroit était soudain envahi d’une odeur pestilentielle. Eh bien si vous avez cherché, vous avez aussi trouvé le verdict je pense ?

- Le verdict ? reprit le flic dans une moue de désapprobation. Je m’en fout complètement du verdict. Le seul fait de remuer toute cette histoire pourrait nuire à votre si belle carrière, Monsieur Scilacci. Tous ces gens qui vous ont porté aux nues… l’image lisse et belle qu’ils se sont faite de vous ; que croyez-vous qu’il restera après un tel séisme ?

- Mais je ne comprends pas, reprit le jeune dessinateur dont le seuil de tolérance à la colère atteignait sa limite. Pourquoi tout ça ? ragea-t-il. Pourquoi ne pas traiter directement avec Dennoyer ? Pourquoi tout ce tohu-bohu ?

L’inspecteur Christophe Gautier prit un ton grave, après un silence qui avait suspendu les deux hommes dans le temps.

- Xavier est trop impliqué. Ce serait voué à l’échec. Il y a une bonne raison au fait qu’il ait accepté de marcher dans la combine de Minassian…

- Une bonne raison, s’étonna Vittorio.

- Sa fille !.. Marion fait partie de la transaction.

- Je ne comprends pas, rétorqua le jeune dessinateur, le cœur battant la chamade.

- Minassian la tuera s’il ne lui donne pas ce qu’il veut !

Les mots frappèrent le jeune homme au plexus, lui coupant la respiration. Le Vésuve de la colère fit place en un battement de cil au névé de l’abîme. Les mots balayèrent la moindre de ses pensées, faisant place à un vide sidéral où ils résonnèrent et s’amplifièrent. Une sensation de vertige eut raison de ses jambes qui flanchèrent. Le dessinateur se saisit d’un des accoudoirs et tomba lourdement sur son siège.

Le visage défait de Vittorio atteint l’inspecteur qui chercha ses mots avant de reprendre :

- Je ne suis pas près à tous les sacrifices, Monsieur Scilacci, reprit-il d’une voix grave et apaisante. Je ne suis pas votre ennemi. Nous avons besoin l’un de l’autre. Aidez-moi, Vittorio !

L’artiste rejoignit le regard du flic. Un ange passa avant que Vittorio n’acquiesce, hochant la tête en mouvements rapides et furtifs.

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