Chapitre 9

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La terrasse, devant la piscine, débordait de toasts, de pizza, de pains surprises, d’olives, vertes ou noires, préparées en différents assaisonnements ou nature, de beignets sucrés ou salés, de bouteilles de champagne brut, de vins, rouge ou rosé, de seaux regorgeant de glaçons et de glace pilée disposés ça et là. Le soleil orangé de cette belle fin de journée d’été donnait une couleur chaude et contrastée aux étals garnis. Des amis et des voisins affluaient par moment, se greffant à la soirée préparée en l’honneur du jeune dessinateur, que Xavier présentait en termes élogieux.


- Vittorio, c’est ça ? fit Christophe frôlant le jeune homme pour se saisir d’un toast saumon-beurre, sans lui adresser un regard. Vous faites des dessins je crois !


Avec une apparence de premier de la classe culminant à près d’un mètre quatre-vingt-dix, Christophe était un égocentrique. L’existence des autres ne pouvait être, de son point de vue, que médiocre et sans intérêt.


Vittorio comprit qu’il devait frapper fort s’il ne voulait pas que son interlocuteur prenne l’ascendant. L’intervention du grand sec n’était qu’une manoeuvre pour le déstabiliser. Une revanche sur l’affront qu’il avait essuyé un peu plus tôt, dans le salon. Le mâle qui marque son territoire, assène pour reconquérir.


- C’est assez prosaïque comme définition mais dans les faits, vous avez raison, je dessine.


- Oh ! Et comment définissez-vous votre… travail ?


- L’important n’est pas la définition que j’en fais, mais sont celles et ceux qui le définissent. Toutes les personnes qui, à travers leurs regards avertis, ont fait ce que je suis.


- Je vous ai blessé, j’en suis désolé ! relança le matador, l’œil brillant d’une victoire imminente.


- Du tout, Christophe. C’est bien Christophe, n’est-ce pas ? Je tentais seulement de vous aguerrir à la vision d’un univers qui vous est de toute évidence étranger.


Le toréador rangea ses piques, hochant presque imperceptiblement la tête, le regard haineux planté dans celui de Vittorio, qui lui renvoyait dans un duel silencieux et immobile.


- Alors Vittorio ? Je viens d’apprendre que vous avez fait connaissance de ma fille dans des circonstances particulières, fit la maîtresse de maison, rasant Christophe à lui marcher sur les pieds, sans le voir.


Le jeune artiste rompit sa bataille oculaire et se tourna vers Adèle. Le passage de Mylène, les bras chargés de victuailles, fut une providence pour Christophe, quittant la place pour attraper un de ces canapés, se libérant ainsi d’une situation gênante.


- En effet, rétorqua Vittorio dans un large sourire courtois. Mais dites-moi… ce Christophe, qui est-ce ?


- Ne faites pas attention à lui. C’est un imbécile dont la seule chose qui compte est le regard qu’il porte sur lui-même. Mais mon mari, allez savoir pourquoi, s’est entiché de ce Narcisse.


- J’ai cru comprendre qu’il était votre gendre.


- Certainement pas ! répondit-elle horrifiée. Xavier s’est mis en tête qu’il était parfait pour notre fille. Je n’arrive d’ailleurs pas à comprendre comment il fait pour occulter ce qui s’est passé. Je vous avoue que ça me dépasse.


La question de savoir pourquoi faillit verser des lèvres du jeune homme mais la pudeur la retint in extremis.


- Alors cher ami… Comment trouvez-vous cette petite fête en votre honneur ?
La voix enjouée de Dennoyer avait précédé de peu son arrivée au côté de son épouse, qu’il prit par la taille.


- Tout est parfait ! Vous savez recevoir, Xavier. Et dans ce petit paradis, il faudrait être fou pour ne pas en apprécier chaque instant, fit le jeune dessinateur, opérant un tour d’horizon du regard.


- J’en suis heureux, mon cher. Profitez de tout ce que vous souhaitez. Demain nous parlerons de notre affaire mais ce soir, place est faite à la détente et au bon temps.


La fatigue cumulée par une nuit qui n’avait pas excédé cinq heures et par son voyage sur Bordeaux se fit soudain ressentir. L’alcool aidant, l’artiste aux fusains sentit le besoin de se poser un moment. Il prit congé de ses hôtes et se dirigea vers le pool house. S’asseyant sur l’un des tabourets plantés tout autour du bar en «  L », il lâcha un soupir de bien-être, la position assise soulageant ses jambes et le bas du dos. Un pied sur un barreau du siège, le coude posé sur le comptoir, ses yeux erraient sans s’attacher. Du moins jusqu’à ce qu’il tombe sur Marion discutant avec son amie sur l’autre rive de la piscine. Il ne voyait plus qu’elle. Il ne l’entendait pas mais buvait les mots silencieux que ses lèvres joliment ourlées articulaient. Il la regardait avec l’envie de l’étreindre, de graver sa mémoire de sa peau se révélant sous la lecture de ses doigts.


Emportée dans un éclat de rire, la danseuse se tourna machinalement et tomba dans les yeux noisette du jeune dessinateur. Elle se figea. Son rire se tut. Les commissures de ses lèvres redescendirent lentement. Son cœur s’emballa, foudroyée par le regard intense de Vittorio. Amarrée aux pupilles ambrées de l’artiste, elle renvoyait son désir de s’abandonner à lui.
Seuls au monde, tout  ralentissait. Les gens, les voix, les bruits, n’étaient qu’une présence vague de vie et de mouvements. Les bords de la piscine se rapprochèrent dans cette impression de proximité .


Non loin de là, Christophe, qui observait toute la scène, fulminait. Ses yeux brillaient de rage. Comment Marion osait-elle porter les yeux sur un autre homme que lui ? Un crayonneux de surcroît ! Comment était-elle tombée aussi bas ? C’était plus qu’il ne pouvait en supporter. Il parcourut la vingtaine de mètres d’un pas militaire et ramena la danseuse à la réalité, la tirant sans ménagement par le bras.


- Mais qu’est-ce qui te prend, Christophe ? Ca va pas ? s’offusqua Marion, interloquée par sa brusquerie.


- Ce qui me prend ? retourna-t-il d’un ton étouffé, les dents serrées. Tu joues à quoi ?


- Tu parles de quoi ? rétorqua la jeune femme à mi-chemin entre colère et incompréhension.


- Je parle de ce que tu te donnes en spectacle avec ton scribouillard. Je crois qu’il faut qu’on se parle toi et moi !


- Je crois qu’on s’est déjà tout dit ! riposta la danseuse à la volée sur un ton de point final.


- Tout dit ! ? Tu ne m’as même pas laissé m’expliquer.


- Et que pourrais-tu expliquer qui modifierait en quoi que ce soit ce que j’ai vu ?


Le grand sec n’eut pas le temps de surenchérir. Il n’eut en fait que le temps de sentir l’eau se rabattre sur lui lorsqu’il tomba dans la piscine. Deux bras tendus avaient bien essayé de l’agripper mais en vain.


- Je suis désolé… j’ai trébuché ! C’est idiot, mais il y avait cette pierre et… Donnez-moi la main, je vais vous aider.


Encasqué sous sa tignasse mouillée, Christophe était au bord de l’éruption. Tous les regards s’étaient concentrés sur le naufragé qui sortit en empruntant les marches à l’autre bout du bassin, non sans nervosité, pour disparaître dans un flop-flop rythmé par ses pas.


- Une pierre, hein ? taquina Marion.


- Ben oui ! Vous ne l’avez pas vue ? Je venais par ici et c’est alors que je me suis pris le pied dans une sorte de petit rocher, répondit Vittorio en tournant sur lui-même, faisant mine de chercher.


- La pelouse est passée au peigne fin tous les jours par le jardinier de papa. Je doute qu’il n’y ait jamais eu ne serait-ce qu’un gravillon, s’amusa la danseuse.


- Vous êtes sûr ? renvoya le jeune homme. Pourtant, je vous assure… continua-t-il, sourire en coin. Comment allez-vous, Marion ? s’enquit-il d’une voix suave après un silence calculé.


- Oh ben elle va bien, lâcha Sylviane, remarquant avec stupéfaction le regard velouté que son amie lançait à Vittorio.


Les mots sonnèrent aux oreilles de la danseuse qui se retourna vers son amie. Ces mots simples, dénués de sens profond, dépourvus même d’émotion, vinrent frapper Marion en pleine poitrine, libérant son cœur d’un trop-plein de sentiments. Ses yeux verts avaient pris l’apparence d’une œuvre façonnée par un maître verrier, cristallins, brillant d’une pluie d’étoiles que la lumière de la terrasse faisait pétiller. Sylviane crut voir le cœur de son amie au bord des paupières, qu’un battement versa sur sa joue ; la larme chaude roula à destination de son sourire, renvoyant un bonheur qu’elle voulait à présent s’autoriser. Sylviane fut à son tour envahie d’émotion par les mots muets que ce visage doux et apaisé lui criait.


- Et si nous buvions un verre ? lança joyeusement l’artiste aux deux femmes, dévorant Marion de ses pupilles noisette.


Mis à part quelques incursions des Dennoyer comme s’ils se passaient le relais, Vittorio, Marion et Sylviane passèrent le reste de la soirée ensemble. Les rires et la bonne humeur avaient converti les heures en minutes. La fête s’évaporait avec le départ des convives. Christophe, lui, était parti pour se changer, sans revenir.


Sylviane leva le camp la première, laissant ses deux comparses. Un clin d’œil discret à l’une et un bonsoir à l’autre signèrent son départ.


- Je vous accompagne à votre chambre, Vittorio.


Le silence s’installa sur le trajet jusqu’à la chambre du jeune homme. Quelque chose de fort les enveloppait. L’attirance qu’ils éprouvaient l’un pour l’autre pouvait se palper dans l’air.


- Bonne nuit, Vittorio ! murmura la danseuse dans un souffle teinté de tendresse.


- Bonne nuit, Marion ! répondit l’artiste aux fusains d’une voix sensuelle et grave.


Les secondes s’égrenaient dans la pénombre tendue comme une main protectrice. Une étoffe de soie rouge s’enroulait autour de deux passions sur le point de s’enlacer. Leurs yeux communiaient à l’unisson dans ce tourbillon qui emportait leurs âmes. Les bras repliés sur sa poitrine, Marion se réfugia contre le torse de Vittorio, que le parfum léger envoûtait. Les bras de Vittorio se refermèrent autour des épaules de Marion qui soupira de plénitude. Dans le silence profond qui les entourait, collée contre son corps, elle entendait ce cœur marteler pour elle dans la poitrine de l’artiste. Leurs lèvres, que l’impatience ne retenait plus, se frôlèrent dans un baiser fragile, timide, éternel.

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