Chapitre 1

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La soirée avait mal débuté. Un groupe de jeunes puceaux à la testostérone débordante s'était d'abord installé bruyamment à leur table, juste en contrebas de la scène. Puis l'alcool aidant, les sifflets et les gestes obscènes avaient fusé, mettant en avant, à l'adresse de Marion, leurs attributs, leurs mains plaquées sur leur entrecuisse. D'un signal discret fondu dans sa chorégraphie, elle avait interpelé un des videurs. Malgré deux mises en garde de ce dernier, les débords n'avaient fait qu'empirer. Ils avaient finalement été reconduits sur le trottoir sans délicatesse par le service de sécurité.

Un vent sibérien semblait avoir soufflé sur cette salle que Marion n'avait pas réussi à réchauffer vraiment depuis l'incident. Un sentiment de frustration et un passage de relai plus tard, elle s'était écroulée dans le fauteuil de sa loge, rejetant sa tête en arrière dans le vide. Les yeux clos, elle tentait d'évacuer la pression négative accumulée au fil de la soirée. Il était temps que ça se termine, soupira t-elle.


***


Seule une part de pizza quatre fromages encore tiède et quelques miettes éparpillées ça et là sur le fond de la boite en carton improvisé en assiette, trahissait une présence récente dans l'appartement. Un halogène plongeait la vaste pièce silencieuse, que desservait la cuisine américaine et le salon, dans une ambiance ambrée et cosy, les murs opposés à la source lumineuse se perdant dans une pénombre progressive jusqu'à se perdre.

Bon ! L'inspiration, c'est pas pour ce soir.

Vittorio, à demi assis sur son haut tabouret en bois clair, s'était enfermé, comme souvent, dans une des chambres muée en atelier. C'était là que sa main libérait son inspiration lorsqu'il n'était pas en déplacement. Si les rois, le disait-on, avaient le sang bleu, celui de Vittorio était sans nul doute anthracite. La drogue de son art coulait en ses veines. L'envie nourrissait un besoin grandissant qui devenait viscéral s'il y résistait trop longtemps.

Mais ce soir, ça ne venait pas. Il tentait de croquer depuis deux heures celle qui avait ensoleillé sa journée au détour d'un carrefour. Dans sa course, elle avait traversé la rue en une poignée de secondes avec la légèreté d'une Sylphide et l'avait hypnotisé en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire, se perdant dans le sillage flou de ses longs cheveux blonds ondulant dans le vent. Soudain le brouhaha de la vie citadine, le flot des passants ; tout cela était devenu lointain, cotonneux, presque inexistant. Puis tout était revenu comme une claque lorsqu'elle avait disparu au coin de la rue, le ramenant a un monde rude et bruyant.

La Vénus avait envahi sa mémoire. Il tentait de la faire renaître sous ses doigts agiles, espérant la faire revivre, pour lui, pour ne jamais l'oublier. Mais les ébauches successives apparaissaient stériles, cruellement dénuées de cette beauté qu'il n'arrivait pas à reproduire. Rien ne lui convenait. Les nombreuses tentatives gisaient sur le sol à la manière d'un jeu de carte que l'on aurait jeté en l'air, retombant comme autant de feuilles à l'automne.

Vittorio jeta ses fusains sur le plan de travail qui se trouvait derrière lui dans un geste de résignation et sorti de son atelier.

Prendre l'air me fera du bien, soupira t-il en passant sa main dans son épaisse chevelure ébène. D'un pas volontaire, Il saisit au passage sa veste pliée en deux sur le dossier du canapé, la jeta sur son épaule gauche dans un geste aérien, jeta un coup d’œil dans le miroir de l'entrée pour s'assurer de son état et sorti en coup de vent.

Même à 23h00, il faisait encore chaud en ce mois de juillet. Et dans les rues de Paris qui ne dormait jamais, il faisait encore plus chaud que n'importe où ailleurs. Vittorio s'arrêta au premier endroit où l'on servait à boire. Il avait besoin d'un verre pour calmer sa frustration et retrouver son calme habituel. Il trouva l'endroit joli et s'écroula sur un des fauteuils en terrasse.

- Bonsoir Monsieur, fit une voix douce, tirant Vittorio de son absence temporelle.

Les yeux de Vittorio se relevèrent sur son interlocutrice, passant sur ses longues jambes qui s'échappaient d'une jupe qui ne couvrait qu'un tiers de ses cuisses merveilleusement galbées, puis sur une veste d'uniforme baillant, offrant un décolleté généreusement ouvert d'où semblait vouloir s'échapper une poitrine non moins généreuse.

Il arriva enfin à ses yeux.

- Que puis-je vous servir ? s'enquît-elle dans un large sourire.

- Je prendrais un whisky... un Glenfiddich si vous avez ?

-Certainement monsieur, acquiesça t-elle. Si vous le souhaitez, je peux vous servir en bas pendant que vous assistez au spectacle ? Les filles sont magnifiques vous savez, reprit-elle dans une moue coquine.

- Je vous remercie mais je vais plutôt profiter de la terrasse. J'ai besoin de prendre l'air, fit-il dans un sourire de convention qui n'appelait pas à la poursuite de la conversation.

- Très bien monsieur. Je vous apporte votre boisson tout de suite reprit-elle avec la même douceur.

- Oh ! Sans glace s'il vous plait.

- Bien sûr monsieur.

Machinalement, Vittorio regarda partir la serveuse. Une sorte de réflexe conditionné masculin. Pendant un instant, il crut revoir sa belle de l'après midi. Elle s'était retournée et prenait le chemin du bar. Sa démarche envoutante et sa taille fine mettait en valeur un fessier sculpté dans le marbre, ayant pour seul écrin ce petit bout de tissu dont on aurait pu jurer qu'il avait été peint à même sa peau. Une peau si fine qu'elle donnait une impression de transparence. Malgré son humeur quelque peu entamée, il sentit une violente réaction mécanique au niveau de son entrejambe, modelant son pantalon de façon ostentatoire à son membre qui s’étirait et gonflait crânement.


***


La sonnerie du téléphone portable tira Marion de son état de relaxation.

- Hello ma belle. Comment vas-tu ? fit Sylviane d'un ton enjoué et souriant.

- Oh pfff ! Comment te dire ?.. Pour faire court, je dirais que je suis heureuse que la journée se termine enfin.

- A ce point !? Raconte, s'impatienta t-elle.

- Ahhh ! Écoute. Pas ce soir. Pas au téléphone... plus la force ! finit-elle dans un souffle d'épuisement.

- Eh ben ! Tu m'as l'air dans un sacré état ! Un petit verre te ferait beaucoup de bien. Je passe te prendre.

- Je suis encore au Sixty Seven et je ne suis pas sûr d'avoir envie de prolonger le calvaire.

- J'te remercie pour le calvaire ! ironisa Sylviane. Je sais quand tu as besoin d'un verre, et c'est là ! Je passe te prendre. Et ce n'est pas une question, ajouta t-elle d'une voix qui se voulait faussement sévère.

- D'accord, mais pas ici. Je veux d'abord rentrer me changer. Alors on dit que tu me rejoins à l'appart dans vingt minutes ? Tu te feras un truc pendant que je me prépare ?

- Oki Docki ! A tout de suite alors, rétorqua t-elle juste avant de raccrocher.

Sylviane. Son amie de toujours et de toutes les parties. Elles étaient comme deux sœurs jumelles, ressentant leurs émois, leur tristesse, leurs angoisses. Sans même se voir. Elles étaient là, l'une pour l'autre, reliées par un étrange cordon extra-sensoriel qui ne leur avait jamais fait défaut.

Marion était maintenant partie depuis une dizaine de minutes, n'étant plus qu'à deux rues de son appartement. Elle aimait ce bout de chemin qui la séparait de son lieu de travail à son petit espace de vie privé. Un quart d'heure de trajet à pieds dans les rues de Paris qui la ressourçait, se nourrissant de la vie tonitruante qui la cernait de toutes parts. Un quart d'heure dans ce sas de décompression nécessaire à son bien-être.

Elle arrivait près du dernier croisement d'où partait sur la droite la longue rue où demeurait Marion. Passant la terrasse du dernier bar avant sa bifurcation, elle entendit presque à sa hauteur une voix masculine.

- Madame, madame ?

A l'expression de l'homme encore dans son dos, elle n'eut aucun doute sur le genre de son interlocuteur et fit mine de ne pas l'avoir entendu.

- Oh madame ? repris l'homme sur un ton agressif.

Comme elle n'avait pas répondu, elle pensait que l'homme avait lâché l'affaire quand il la saisit par le bras. D'un geste machinal et brusque, elle s'extirpa de sa prise et lui vociféra :

- Vous faites quoi là ? Vous vous croyez où ? Hurla t-elle.

Elle s'était alors retournée pour reprendre son chemin, non sans lui envoyer un regard emplie de colère, lorsqu'il la ressaisit à nouveau par le bras. La prise fut telle qu'elle tomba lourdement sur le trottoir en essayant de lui faire lâcher prise. Dans sa chute, elle se cogna la tête sur le parc-mètre qui se trouvait juste dans son dos. Le choc violent la plongea dans un état de semi-coma. C'est alors qu'une autre voix se fit entendre.

- Hey, il se passe quoi ici ?! s'enquit la voix avec force.

Pris de panique par la voix forte et par les mensurations de l'homme qu'il venait de découvrir en se retournant, l'agresseur pris la fuite jugeant que la partie était perdue d'avance.

Marion était encore sonnée, les yeux dans le vague. Elle sentit une main lui saisir l'avant bras au niveau du coude. Elle exécuta un geste de recul machinal à la manière d'une bête blessée qui se terre pour se protéger de l'oppresseur mais elle se ravisa aussitôt. La main de cet homme était puissante mais douce. Elle se sentit immédiatement en confiance et un frisson auquel elle ne s'attendait pas irradia son corps. Une douce chaleur l'avait envahie sans qu'elle ne puisse se l'expliquer. Elle se sentait apaisée.

- Vous n'avez plus rien à craindre. Je vais vous aider à vous relever, reprit la voix sur un ton doux et chaleureux, accompagnant le geste à ses paroles.

Reprenant peu à peu ses esprits, Marion se laissa diriger vers la terrasse du café. Avec mille précautions, l'homme l'invita à s'assoir et lui commanda un café. Marion lui adressa un sourire plein de gratitude alors qu'il prenait place à son côté.

- Merci beaucoup ! Qui que vous soyez, merci ! vous venez de me sortir d'un bien mauvais pas.

- Oh ! Veuillez me pardonner. Je manque à la plus élémentaire des règles de courtoisie, s'excusa l'homme.

Après un silence de quelques secondes qui annonçait une suite plus solennelle, il reprit :

- Vittorio... je m'appelle Vittorio !

- Enchantée Vittorio... Moi, c'est Marion !


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