Chapitre 9

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Joris reprend conscience le premier. Bandeau sur les yeux, mains attachées dans le dos par un lien autobloquant à usage unique qui lui mord la peau, il sent qu'il se trouve sur le plancher d'un véhicule qui roule, mais pas au contact direct de la tôle, un carton sans doute. À ses côtés, un corps inanimé recroquevillé : Jana ! Ils sont dans la camionnette ! L'homme roule assez vite et la route doit être sinueuse : leurs corps sont ballottés d'un côté à l'autre de l'habitacle à chaque virage serré. Soudain, un coup de frein, puis des portières qui s'ouvrent. Il entend qu'on tire Jana par les pieds, elle gémit faiblement.

Edmond Favart a chargé la fillette sur son épaule gauche et s'approche du ravin qui descend jusqu'au ruisseau en contrebas : des fougères, des ronces et un taillis de feuillus divers, d'où émergent quelques pins et épicéas. Il entre dans les fougères et fait rouler son fardeau sans ménagement. Puis, remonte jusqu'à son véhicule et recommence avec le garçon. Il est plus lourd, alors, il s'en libère du haut du talus, quelques mètres plus loin que sa sœur. En repartant, le faisceau de ses phares, dans la manœuvre, balaie la zone : déjà les fougères se relèvent et font disparaître les traces de son méfait. Un sourire sardonique apparaît sur son visage : avant qu'on ne retrouve ces deux-là, les rapaces les auront bouffés !

Joris a repris pleine conscience sous la douleur de la chute. Heureusement que sa tête n'a pas porté sur le sol, car il sent des cailloux sous lui, plus de cailloux que d'humus, lui semble-t-il. Il tente de se retourner, sans dévaler plus bas ; ses doigts tâtent avec fébrilité les pierres environnantes ; s'il pouvait trouver un silex, peut-être parviendrait-il à trancher son lien ? Soudain, il perçoit un objet différent, le matériau est lisse, il semble y avoir des bords coupants et une protubérance bombée. Il tarde un peu à comprendre. Un cul de bouteille ! Eurêka ! Il faut maintenant qu'il réussisse à entailler son lien sans s'ouvrir les veines ! Serrant du mieux qu'il peut sa découverte entre ses pieds, il descend sur le dos plusieurs mètres dans les fougères : il lui faudrait un petit rocher, un arbre ou un gros arbuste pour caler le cul de bouteille, sinon il va rouler dans la pente quand il va frotter son lien dessus ! C'est un gros caillou qui se présente le premier, le tesson en fait un peu les frais, mais cela crée une nouvelle arête vive : elle est plus tranchante que les autres. Il lui faut maintenant se mettre en position et ce n'est pas le plus facile. La pente est vive. De ses doigts engourdis, il explore la face du roc contre lequel il est maintenant assis ; il tâte à présent comme une fente, une entaille verticale à demi-couverte de mousse et de lichens : s'il pouvait y coincer son tesson de bouteille !

Il faudra à l'enfant une bonne dizaine de minutes et plusieurs légères coupures pour y parvenir. Il célèbre cette première victoire par quelques instants de pause, surtout pour lutter contre la tétanisation qui le gagne. Ouf ! À présent, ce n'est plus qu'une question de patience : entailler avec minutie son lien en frottant ses mains contre le bord tranchant du tesson, sans déloger celui-ci de la crevasse où il l'a coincé. Difficile entreprise, mais il n'a pas le choix.

La première tentative échoue : au bout de quelques secondes de va-et-vient de ses mains liées, ça dérape, le plastique du lien est dur et il ressent une douleur nouvelle au poignet gauche, il a failli se taillader une veine ! Le temps d'apprendre à supporter le mal, il réessaie : cette fois, il a relevé davantage ses poignets et présente le bord étroit du lien contre l'arête tranchante du verre. Ça a l'air de marcher ! Il ne résiste pas à la curiosité de tâter avec un doigt : effectivement, il perçoit une petite entaille ! Troisième essai. Heureusement, il n'a pas bougé son corps ; peut-être a-t-il une chance de frotter au même endroit. Pendant une vingtaine de secondes, il essaie encore. Impossible de poursuivre, ses muscles sont trop contractés. Il réfléchit. Depuis un moment, sous ses fesses, il perçoit comme un bâton, un bout de bois gros comme deux doigts à peu près. Il s'en empare péniblement et le tâte. Il ne semble pas trop sec. S'il pouvait l'introduire entre ses deux poignets et faire levier d'une manière ou d'une autre, peut-être le lien entaillé céderait-il ?

Après trois essais infructueux, il parvient effectivement à glisser le bâton entre ses poignets liés et à en saisir l'extrémité avec sa main gauche ! De toutes ses forces, il fait pression sur son lien. Rien. Il tâte à nouveau d'un doigt l'entaille : un millimètre ou deux, au mieux, sur un centimètre ou pas loin de largeur totale. Il désespère de parvenir à se libérer. Et avant le jour, peu de chances qu'on passe par ici ! La fraîcheur de la nuit leur tombe sur les épaules. Lui frissonne déjà. Il s'inquiète surtout pour Jana. Soudain, il l'entend gémir, quelques mètres à sa droite. Des gémissements étouffés par son bâillon. Au moins, elle est vivante, mais blessée sans doute. La nécessité de lui venir en aide lui redonne le courage qui lui manquait. Par chance, le tesson de bouteille est toujours en place dans sa crevasse de rocher. Il se remet en position, s'efforçant à nouveau de couper son lien. Deux nouvelles tentatives, entrecoupées d'un temps de repos et c'est enfin le succès de l'obstination !

Il s'est coupé dans l'affaire et le sang coule de son poignet gauche : avec son bandeau, il tâche, tant bien que mal, d'arrêter l'hémorragie, avant de partir à la recherche de Jana. Il l'appelle. Elle gémit plus fort sur sa droite, un peu en contrebas. S'accrochant aux branches qu'il peut saisir ici ou là, il approche et la trouve enfin.

Libérée de son bâillon, elle pleure et tremble, de peur, de froid, d'émotion. Il l'étreint.

— Ne pleure plus, je suis là, on va s'en sortir. Tu as mal où ?

— Mon bras, là, dit-elle.

C'est son bras gauche, celui qui a dû porter, lors de sa chute dans les broussailles. Tâtant le membre avec précaution, il ne perçoit aucun os saillant. Si c'est une fracture, elle n'est pas ouverte, en tout cas. Il a pensé, avant de descendre, à décoincer, avec le bâton, le tesson de bouteille tranchant, qu'il a mis dans sa poche. Il peut donc entreprendre de libérer Jana de son lien, étroitement serré comme le sien. Leur ravisseur ne voulait sans doute pas abandonner ses menottes dans la nature !

Tirant, poussant sa petite sœur épuisée vers le haut de la ravine, Joris, au prix d'efforts incroyables, remonte jusqu'à la berme herbeuse de la route. Là, les deux enfants s'effondrent, dans la rosée du matin : Joris a perdu pas mal de sang et Jana s'est évanouie de douleur.

C'est la camionnette du boulanger de Chasteaux, conduite par son mitron, qui les surprendra dans ses phares, dans le virage, une heure plus tard, au début de sa tournée sur la D 158. Il est sept heures ; par chance, le téléphone portable du jeune homme lui permet de prévenir aussitôt les secours de Brive, à quinze kilomètres de là. Trente minutes plus tard, ils sont pris en charge à l'hôpital : hypothermie, plus une épaule démise pour Jana et des contusions multiples pour Joris.

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