Le petit garçon aux parchemins

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Installé à son secrétaire, le bibliothécaire aux mains noueuses étudiait avec minutie un épais grimoire poussiéreux. Dans un coin sombre de la pièce, bien éloigné du maigre feu qui brûlait dans l’âtre, un petit garçon l'observait décrypter les runes anciennes. Tous deux s’étaient murés dans le silence depuis la tombée du jour, et cela arrangeait bien l’apprenti. Moins le maître faisait attention à lui, moins les risques de se faire battre étaient grands.

L'éclat du bougeoir vacillait sur les étagères et la cire gouttait dans un « plic, ploc » régulier. Au-dehors, le vent hivernal sifflait, hurlait et frappait de toutes ses forces contre la vitre du bureau. L’enfant trépigna sur place, ses longues oreilles pointues frétillèrent et se rabattirent. Il appréhendait cette nuit depuis des semaines, car elle signait le triste anniversaire de la disparition de ses parents. C’était la nuit la plus longue de l’année. Poussant un grognement agacé, l'adulte se tourna enfin vers lui, et le dévisagea de ses yeux fatigués, grossis par les épais verres de ses lunettes.

— Tu es encore là, toi ? Rethal ne t'a pas donné suffisamment de travail aujourd'hui ?

L’enfant garda le silence, la tête baissée. Du coin de l'œil, il observa les parchemins de l'étagère avec envie. Le maître suivit son regard et afficha un sourire moqueur.

— Apporte-les au marché de la place de l'Ascension. Avec les festivités et tout ce monde, tu devrais bien trouver quelques étudiants et Veilleurs de la citadelle... Ne reviens pas sans en avoir au moins vendu la moitié, ajouta-t-il sèchement.

L’enfant trembla à l’idée de sortir dans la tempête hivernale, mais pas assez pour que son maître le voie.

— Bien maître.

Il prit la pile de parchemins dans ses bras et quitta le bureau sans s'attarder. C'étaient les écrits que le bibliothécaire et Rethal jugeaient inutiles et sans valeur. Ils avaient pourtant été récupérés dans les décombres de l'aile nord du temple des elfes, suite à l'effondrement des sous-sols. C’est là que les parents du petit garçon avaient disparu. Personne n’avait jamais voulu lui expliquer quoi que ce soit à propos de l’incident, car c’était un sujet que seuls les adultes abordaient entre eux. Alors, ces parchemins, aussi insignifiants fussent-ils aux yeux de ses maîtres, représentaient pour lui une des dernières traces de l’existence de ses parents et de leurs compagnons. Ce ne sont pas des gens bien, lui avait-on dit.

L’odeur de vieux papier qui émanait des anciens rouleaux lui chatouillait les narines. Le jeune garçon ne pouvait ignorer les vibrations sur la surface rugueuse des parchemins, les murmures lointains de leurs créateurs qui susurraient de douces mélodies à ses oreilles, comme si le crissement des plumes qui avaient noirci ces lignes résonnait encore sur les murs de pierre du temple. Il n'en parlait pas, car il pensait que tout cela tenait plus de la superstition et de son imagination que d’autre chose, mais il rêvait d’entendre un jour les chuchotements réconfortants de ses parents. Et cette nuit-là plus que jamais.

Il descendit l’escalier, puis traversa à petits pas le grand hall désert du temple, en direction de la grande porte. Les ombres allongées des piliers qui soutenaient la voûte l’intimidaient. À l’autre extrémité de la salle, les grandes statues de la Mère de tous les elfes et de Ionesar, sa fille aînée, le toisaient d’un regard sévère. Il frissonna, aussi bien saisi par la brise glaciale que par la peur que lui inspiraient les divinités elfiques. C’étaient pourtant celles qui veillaient sur lui et chacun des elfes. Celles qu’avaient dû chérir ses parents. Elle ne les avait toutefois pas sauvés.

Son regard s’attarda quelques instants sur les visages de pierres, puis au-delà, sur la terrasse, puis sur la baie qui s’étendait derrière. La Lune jetait son éclat blafard sur le bas monde, prête à usurper le Soleil dans la nuit éternelle qu’annonçaient les textes anciens. Les flocons de neige, virevoltant sous les rafales de vent, tachetaient de blanc le ciel d’un noir d’encre.

Grelottant, l’enfant passa le seuil de la grande porte et trottina à travers les jardins du temple. Les buissons et parterres de fleurs, recouverts d’un épais manteau blanc, formaient d’étranges silhouettes dans les ténèbres. Familier des lieux, il trouva sans difficulté son chemin sur la petite allée de pavés. Cette dernière l’emporta jusqu’au cœur de l’île, à la multitude de tours, de bâtisses et de ruelles protégées par de grands remparts.

Bientôt, alors que les ombres et le froid l’enveloppaient, les rumeurs de la fête du Renouveau parvinrent à ses oreilles de jeune elfe, et le rassurèrent quelque peu. Des rires, des exclamations, des cris de joie. Les jeunes et moins jeunes fêtaient avec enthousiasme le commencement de l’hiver, oubliant, le temps d’une nuit, la rudesse des jours à venir.

Chargé de ses parchemins, il arriva sur la grande place, illuminée de mille feux par le brasier éternel. Ses flammes étaient si hautes qu’elles dépassaient en taille les maisons les plus proches. Partout, les humains dansaient, conversaient et festoyaient bruyamment, ne prêtant guère attention aux allées et venues des jeunes adolescents en cape rouge et or qui maintenaient l’entremêlement de gerbes crépitantes du brasier en faisant jaillir des flammes de leurs paumes. D’autres, regroupés en un cercle relativement large autour du feu, projetaient dans les airs de minces filaments bleuâtres et translucides. Ces derniers, en lévitation comme des spectres, serpentaient jusqu’à la surface d’une sorte de bulle qui englobait entièrement le brasier éternel. Une fois à son contact, ils s’y fondaient et répandaient des teintes bleutées et violacées sur toute sa superficie. C’était une immense sphère de protection, que seuls ceux dont la sensibilité à la magie le permettait pouvaient remarquer.

Le petit garçon contemplait le travail des apprentis magiciens, rêveur. Ses aînés avaient rejoint les rangs de l’académie et pouvaient désormais prétendre au titre de Veilleur. C’est à eux qu’ils devaient cette nuit-là vendre ses parchemins. Cela faisait déjà quelques mois qu’il avait compris le rôle qui était le sien. Le jeune elfe avait perdu espoir depuis bien longtemps d’intégrer un jour la citadelle. Ses maîtres lui avaient clairement assuré qu’il n’y avait pas sa place, et il n’avait jamais vraiment compris pourquoi.

— Qu’avons-nous là ? fit la voix goguenarde d’un des jeunes apprentis dans son dos.

Trois ou quatre paires de mains se jetèrent sur lui, et tirèrent sur ses habits et sur les vieux parchemins qu’il agrippait de toutes ses forces. Au milieu des rires et moqueries des adolescents, le jeune garçon se débattit comme il put, mais sentit avec effroi les tissus et les rouleaux se déchirer. Alors, donnant un dernier coup d’épaule au plus exposé du groupe, il s’élança à travers la foule qui s’écartait, et courut aussi vite que ses jambes empêtrées dans la neige le lui permirent.

Il gagna une ruelle étroite, puis s’engouffra dans une autre, perpendiculaire, ignorant les exclamations sauvages des jeunes apprentis à ses trousses. Au moins deux des trois garçons le poursuivaient, et il ne ralentit sa course que quand sa gorge le brûla pour de bon et qu’un point de côté le plia en deux. Il se trouvait près d’un arbre et de plusieurs massifs de fleurs que seule la magie pouvait animer, au beau milieu d’un riche petit jardin qu’il imagina être celui d’un marchand.

Les voix se rapprochèrent dans les ruelles voisines. Il se précipita contre l’arbre et se logea dans une cavité de terre, dissimulée entre un des buissons et le tronc. Le sol était gelé, si bien que l’herbe ressemblait à des pics de glaces plantés à même la terre. Les deux gaillards qui l’avaient suivi arrivèrent sur la petite place où il se cachait et l’appelèrent en riant.

L’enfant se recroquevilla et serra les parchemins contre lui. Il craignit que la buée qui sortait de sa bouche ne soit trop visible, et attire leur attention. Il arrêta de respirer, et ferma les yeux. Plongé dans les ténèbres, il se concentra sur les battements réguliers de son cœur. Ses mains lui paraissaient étrangement chaudes, et il reporta toute son attention sur elles, sur les rouleaux anciens qu’il avait pu sauver. Il les palpa de ses paumes et en savoura une nouvelle fois le toucher.

Se faisant violence, le petit garçon rouvrit les yeux, puis admira les lettres d’or qui étincelaient sur le manuscrit. Il le frotta du bout des doigts et le papier s’embrasa, se volatilisant aussitôt. Une fumée noire s’échappa de ses poings et se répandit dans le petit espace qu’il occupait. Des silhouettes et murmures dansèrent autour de lui, puis s’évanouirent.

Les sens en alerte, il crut un instant que les adolescents l’avaient retrouvé, mais constata qu’ils étaient toujours en train de le chercher à l’autre extrémité du jardin. Désireux de comprendre ce qui s’était passé, l’enfant attrapa un deuxième parchemin, plus grand, et joliment orné de lettres calligraphiées de différentes couleurs éclatantes. De nouveau, le manuscrit s’embrasa, et les ombres ressurgirent. Il laissa échapper un cri de surprise éraillé.

Là, devant lui, assis sur une des pierres près de l’arbre, ses parents l’observaient, et lui tendaient la main, un sourire chaleureux aux lèvres. Il essaya de se redresser, mais se souvint brusquement de la présence des jeunes garçons. Déjà, les silhouettes de sa mère et de son père s’estompaient, la bouche entrouverte, comme s’ils s’apprêtaient à lui parler, à lui faire une dernière recommandation depuis l’au-delà.

Il était de nouveau seul, meurtri par cette brutale séparation, et sans la moindre réponse à ses questions. Les deux gaillards l’avaient repéré pour de bon, et se dirigeaient droit sur sa cachette. Transi de peur et de colère, l’enfant se redressa brusquement et brandit devant lui les parchemins de son maître. Ses mains miroitaient d’une étrange lueur et vibraient, parcourues d’un flux invisible. Les adolescents s’immobilisèrent à quelques pas de lui, et l’interpellèrent. Il ne les entendit pas, captivé par la lente combustion des rouleaux entre ses paumes.

Des gerbes de vapeur noire jaillirent des manuscrits enflammés, bondirent dans le jardin comme des esprits ayant perdu la raison. Bientôt, il y eut plus d’ombres et de silhouette sur la petite place que de fêtard pour les célébrations de la nuit éternelle. Ses parents ressurgirent des ténèbres, juste derrière ses agresseurs, terrorisés. La brume les encercla, mais ils parvinrent à s’échapper en courant. Leurs hurlements disparurent bientôt dans la nuit. Viens à nous, murmurèrent les voix des ombres. Soyons de nouveau réunis, susurrèrent-elles. Fais-lui confiance.

Toutes les ombres disparurent, sauf une, juste devant l’enfant. C’était la plus grande et imposante de toutes les apparitions. Elle lui tendit la main. Après une vague hésitation, le petit garçon la saisit, un sourire aux lèvres, et se sentit aspiré. Peu lui importait si les terres qui l’attendaient n’étaient pas celles de la Mère de tous les elfes et des trois sœurs. Le petit garçon avait retrouvé sa famille.

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