La nostalgie du chaos

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Voilà une demi-heure que Damian marchait sur les quais de Rebirth City, les mains dans le dos, son regard mélancolique rivé sur le fleuve et dont l’eau ondoyait au gré du vent et des insectes frôlant sa surface. Le ciel d’un blanc aveuglant obligeait l’homme à garder les yeux vers le sol, mais contrairement à ses craintes, il ne pleuvait pas aujourd’hui. Dommage, il serait resté chez lui, à contempler les gouttes glisser sur les carreaux de sa fenêtre et se réjouir de la chaleur de son foyer tout en dégustant un bon vin. Il n’aura pas ce plaisir.

Il s’arrêta un instant, appuya ses coudes sur la barrière et porta une cigarette à ses lèvres. Il jeta l’allumette dans le fleuve et expulsa une fumée grisâtre de sa bouche. Un râle de satisfaction vrombit dans sa gorge ; qu’il aimait le goût du tabac et sa nicotine qui grattait ses poumons à chaque bouffée ! Un vrai délice.

Son attention se porta au loin, en direction du pont de Riverbrook. Des échafaudages en acier étaient suspendus sur les côtés et une plate-forme reliait les deux extrémités du pont. On voyait les ouvriers s’acharner à le reconstruire, guidé par le chef de chantier dont les ordres tonitruants résonnaient jusqu’aux oreilles de Damian. D’après les dernières nouvelles, la rénovation, décidée il y a deux ans, avançait vite et il y avait bon espoir que les travaux se terminent avant la fin de l’année. Tout le monde se réjouissait de retrouver la majesté de Riverbrook, sauf lui.

Les survivants voulaient revenir à une existence normale en rendant vie à ce qui a été détruit, montrer que l’humanité se remettait debout même après le chaos. Ils se jetaient surtout de la poudre aux yeux ; Damian voyait cela comme un retour en arrière, par crainte du renouveau, par peur de subir encore l’apocalypse. Ce n’était pas une avancée, mais une régression.

Il s’en souvenait comme si c’était hier. Il avait une trentaine d’années lorsqu’il vit les bombes exploser le pont afin d’isoler la population des Infectés. Cette décision, prise par ceux censés les protéger, avait surtout condamné beaucoup de civils qui ne pouvaient plus s’échapper de cette terre mortelle, encerclée par les ennemis. Il se rappelait encore ses hurlements en constatant son emprisonnement et ses chances de fuir s’envoler. Cette rancœur, il la couvait toujours.

Un frisson fit trembler ses épaules, il ne sut si le vent glacial ou sa mémoire à vif en étaient la cause. Il resserra son écharpe autour de son cou et se remit à marcher, l’air morose.

Il pivota brusquement alors que quelque chose courait vers lui à vive allure. Aussitôt, le poing américain qu’il gardait dans la poche de son pardessus glissa entre ses doigts et il leva le bras, prêt à se défendre.

Mais ce n’était qu’une joggeuse. La jeune femme écarquilla les yeux en voyant l’arme et s’écarta de son chemin en retenant un hoquet de surprise. Elle jeta un regard noir à Damian et accéléra sa course, apeurée.

Damian soupira d’agacement. Même vingt ans après, il gardait ses réflexes de survivant. Il n’arrivait pas à savoir s’il s’agissait d’un handicap ou d’une bonne chose. Il rangea son arme et continua comme si de rien n’était, ou presque. Il refusait d’admettre sa crainte, toujours bien présente, de se faire attaquer par un Infecté, même après la création de l’antidote.

Pour se changer les idées, il acheta le journal et s’octroya une pause dans l’un des rares cafés ayant reprit activité. Depuis la fin du chaos, le gouvernement mobilisait les survivants pour la reconstruction des bâtiments et les soins médicaux en priorité. L’enseignement, l’art ou encore les commerces refaisaient doucement surface, le temps que les provisions reprennent un rythme satisfaisant de production. Chaque semaine, ils se ravitaillaient dans un magasin spécialisé où la plupart des vivres et de l’eau provenaient de fermes ou d’usines privées. Petit à petit, la société de consommation revenait, mais il restait encore beaucoup à faire.

Il s’installa donc à la terrasse du Sunlight Café et commanda un verre de whisky au serveur qui vint à sa rencontre. C’était horriblement cher, compte tenu de la rareté de l’alcool, mais Damian méritait un peu de répit. Le jeune homme lui rapporta la boisson ambrée, dont la seule odeur enivrait, et Damian la porta à ses lèvres après avoir contemplé les reflets dorés du liquide avec délectation. Il la fit tourner dans sa bouche avant de l’avaler d’un coup sec. Il sentit l’alcool se déverser dans sa gorge et rouler dans son estomac comme une langue de feu, ce qui lui arracha une grimace, mais que c’était bon ! Les saveurs du whisky se révélèrent en arrière-goût, puissantes, exquises. À une époque, il aurait payé cher pour s’offrir un plaisir pareil.

Il se tassa confortablement sur sa chaise et lut les gros titres : les recherches pour concevoir un vaccin capable de prévenir la maladie des Infectés avançaient à grands pas. Les meneurs étaient optimistes et espéraient le mettre au point dans les cinq années à venir. S’ensuivit une interview que Damian balaya.

En deuxième page, un long article fut consacré à l’ouverture d’un musée, dédié à la Grande Terreur, dans la capitale et qui faisait la fierté de son organisatrice. Elle insistait sur le fait que les générations futures ne devaient pas oublier le combat de leurs ancêtres et que cela leur permettrait de se préparer à d’autres catastrophes de ce type. Damian esquissa un rictus dédaigneux : il n’avait aucune envie de replonger dans les souvenirs douloureux de cette période. De toute façon, rien ne pouvait empêcher l’apocalypse d’arriver.

Il passa rapidement sur les articles qui évoquèrent notamment la première compétition nationale de handball, les prévisions météorologiques ou encore le baby-boom le plus important que le monde ait jamais connu, entraînant quelques perturbations dans le domaine scolaire et médical.

Il tiqua cependant sur une information qui le choqua au plus haut point : après des décennies de lutte, un Infecté avait signé un contrat de travail dans une usine. Sur la photo, le concerné posait fièrement, papier en main, avec son patron et une représentante d’une association pour les droits des Infectés. Une nausée le saisit brusquement ; cela arrivait chaque fois qu’il voyait les lèvres et les ongles grisâtres, les veines apparentes le long des bras, des jambes et autour de la bouche, la pâleur extrême de ces créatures qui les caractérisaient tant. Comment pouvait-on accorder une quelconque liberté à ces monstres qui avaient failli réduire l’humanité en cendres ? Ses doigts se crispèrent sur le journal.

— Damian ?

Celui-ci sursauta légèrement. Il tourna la tête et découvrit à sa droite un homme plutôt jeune qui le regardait intensément, avec un mélange d’étonnement et d’hésitation. Damian l’inspecta brièvement : barbe de trois jours, robuste, teint hâlé, cicatrice sur la joue, cheveux bruns et ébouriffés, visage charmeur. Il arqua un sourcil.

— On se connaît ?

Les yeux de l’étranger s’embuèrent.

— C’est moi, Zack !

À l’évocation de ce nom, Damian se leva si vite qu’il faillit en renverser sa chaise. Ses lèvres tremblèrent, tout comme celle de son interlocuteur.

— Oh mon dieu, Zack ! C’est bien toi ?

Les deux hommes s’enlacèrent vigoureusement, laissant échapper des larmes de joie. Damian prit le visage de Zack entre ses mains, très ému.

— Je croyais que tu étais mort dans le centre commercial ! Je suis tellement, tellement heureux de te savoir en vie et en pleine forme !

— Ma survie, je la dois en grande partie à toi. Sans tes conseils précieux, je ne serais plus de ce monde.

Damian l’invita à prendre place avec lui, ce qu’il accepta sans hésitation. Un élan de nostalgie s’empara d’eux alors que les souvenirs remontèrent à la surface.

Après la destruction du pont de Riverbrook, Damian avait erré dans les rues de Rebirth City et rencontré Zack alors que ce dernier fuyait une horde d’Infectés. À l’époque, il était un adolescent de quatorze ans, sans famille ni abri, et les deux survivants avaient décidé de se serrer les coudes. Pendant deux années, ils avaient investi une maison abandonnée, retapée avec les moyens du bord, repoussé les créatures, appris à bricoler des armes et à chasser. D’enfant terrifié et déprimé, Zack était devenu un homme fort, débrouillard et intelligent, prêt à se défendre contre les Infectés dès que le danger pointait. Damian tenait énormément à lui, comme son propre fils. Un lien puissant s’était noué.

Mais un jour, alors qu’ils fouillaient l’intérieur d’un centre commercial déserté en quête de vivres, une horde les surprit après l’effondrement d’un plafond. Malgré leurs réflexes, ils furent rapidement acculés par le nombre d’ennemis. Damian réussit à leur échapper, mais Zack, en désespoir de cause, sauta de quatre étages sous les yeux horrifiés de son tuteur. Celui-ci entendit seulement un hurlement à glacer le sang et les râles rocailleux des Infectés, puis plus rien. Il chercha partout, mais Zack resta introuvable. Sa disparition l’affecta à un point que Damian hésita à se tirer une balle dans la tête à ce moment-là. Il considérait cela comme un échec cuisant de sa part. Il n’avait pas su protéger ceux qu’il aimait et s’en voulait énormément.

Mais aujourd’hui, en voyant Zack devant lui, il sentit un lourd fardeau se détacher de ses épaules. Il le trouva vigoureux, vif, en bien meilleure santé. Il ne nota aucun handicap visible comme un boitillement ou un œil en moins, et son sourire sincère le rassurait. Pour la première fois depuis de longues années, Damian éprouva une immense joie et un soulagement sans bornes.

Il paya un autre whisky, tant pis pour ses faibles moyens. Ils trinquèrent, puis Damian reprit :

— Jamais je n’aurais pensé te revoir, tu ne peux savoir à quel point je suis content. Mais dis-moi, que s’est-il passé au centre commercial ? Je t’avais cherché partout, en vain. Comment as-tu survécu ?

Zack se concentra avant de soupirer :

— J’ai sauté de l’immeuble et heureusement, ma chute a été amortie par des poubelles en contrebas. Je n’en suis cependant pas ressorti indemne, mon poignet a été cassé et aujourd’hui, j’ai du mal à le bouger.

Il effectua des mouvements rotatifs avec sa main blessée, plia et déplia les doigts avec difficulté afin de prouver sa légère infirmité. Damian eut un soupir désolé.

— Ensuite, continua Zack, je t’ai cherché aussi, mais les Infectés étaient trop nombreux dans cette zone. J’ai erré au hasard, seul, affamé.

— Et après ?

— J’ai trouvé un groupe de survivants nomades et ils m’ont proposé de m’accueillir. Sans eux, je serais mort à cette heure-ci. D’ailleurs c’est à ce moment-là que j’ai rencontré ma fiancée, Sheron.

— Ta fiancée ? s’exclama Damian avec fierté. C’est formidable, je suis ravi de t’entendre dire ça !

— Elle est ma raison de vivre, ajouta Zack avec un regard rêveur. Tout ce temps, je me suis demandé ce que tu étais devenu, si tu étais encore de ce monde ou si tu faisais partie des Infectés. Te voir là, entier, c’est incroyable !

Après le récit du jeune homme, Damian raconta à son tour sa vie après l’accident du centre, sa solitude, le clan qu’il avait rejoint, les morts de ses membres suite à l’attaque d’une horde, la perte de quasiment tous ceux qui l’accompagnaient… Les choses s’étaient déroulées beaucoup moins bien pour lui. Zack fut peiné de l’apprendre et la fin de l’histoire s’ensuivit d’un silence attristé, endeuillé.

Pour rompre le calme, et surtout pour ne pas être submergé par le chagrin, Damian se redressa et désigna le journal du menton.

— Tu es au courant pour l’Infecté embauché ?

Le dédain ne fit aucun doute dans le ton de sa voix ni dans l’expression de son visage. Zack hocha la tête.

— J’en ai entendu parler, oui. C’est plutôt une bonne nouvelle.

Damian eut un mouvement de recul. Il braqua ses yeux interloqués vers Zack qui ne comprit pas son attitude.

— Une bonne nouvelle ? répéta-t-il dans un souffle. Tu penses que c’est bien d’intégrer ces monstres dans notre société ?!

— L’antidote fonctionne très bien, ils ne sont plus les créatures sanguinaires d’autrefois. Ils essaient de reconstruire le monde avec les survivants, donc c’est bon signe pour l’avenir. Tu n’es pas d’accord ?

Damian grogna :

— Ils ont failli réduire la planète en cendres, évidemment que je suis contre ! Ça m’étonne que tu ne le sois pas.

Zack haussa les épaules.

— Au début, j’étais aussi sceptique. Et puis, j’ai rencontré des Infectés guéris et ai constaté qu’ils ne voulaient pas faire de mal. Leur condition, leur maladie, ils ne l’ont pas choisi. Ils ne pouvaient pas contrôler leurs pulsions avant l’antidote, mais aujourd’hui ce sont des personnes comme tout le monde.

— Ça, je ne peux pas l’admettre, l’interrompit Damian.

Zack réprima un soupir perplexe. Il comprenait l’aversion de son ancien camarade et il ne voulait pas commencer un débat houleux après des retrouvailles aussi chaleureuses. Il préféra changer de sujet afin de détendre l’atmosphère, et il pressentit que Damian souhaita la même chose.

— Alors, que fais-tu dans la vie ? Tu touches le revenu d’insertion ?

Le RIS, ou Revenu d’Insertion des Survivants, était une aide versée à la demande de ces derniers n’ayant pas encore d’emploi. Un maigre salaire qui permettait de vivre avec plus ou moins de décence.

Damian acquiesça. Zack ajouta :

— Bricoleur comme tu es, tu pourrais presque être embauché dans le secteur du bâtiment.

— Je ne sais pas… Je n’en ai pas envie.

— Tu ne te sens pas d’attaque ?

— Non, c’est… autre chose.

— Tu veux en parler ?

Damian fit tournoyer le whisky dans le fond de son verre, une moue hésitante sur ses lèvres. Finalement, il avoua d’une petite voix :

— C’est juste que… quand il y avait l’apocalypse, j’avais une raison de me battre. Même avec toutes ces horreurs, j’étais plus motivé que jamais à enchaîner les lendemains. Chaque fois que je butais des Infectés, j’avais la sensation de servir à quelque chose, d’aider mon prochain. Maintenant… la société est revenue, le système se remet en place, et je me sens insignifiant. Je m’ennuie.

— Le chaos te manque ? résuma Zack en essayant de cacher son effroi.

Damian hocha lentement la tête.

Il n’osa pas dire que tuer lui manquait. Après des années à exploser, écraser, pulvériser des crânes, il sentait un vide à ne plus le faire, comme un toxico accro à sa drogue. Zack le prendrait pour un fou et il n’aurait pas tort.

Damian termina son verre cul sec. Il racla sa gorge brûlée par l’alcool avant de se lever. Il percevait le malaise de Zack et même s’il regrettait de finir la conversation sur une note aussi sombre, mieux valait partir. Il esquissa un sourire fatigué.

— Je dois y aller, mon garçon. Ça m’a fait très plaisir de te revoir, est-ce que je peux te contacter ?

— Oui, bien sûr, accepta Zack sans la moindre hésitation. Tiens, voici mon adresse et mon numéro de téléphone. Appelle-moi quand tu veux !

Damian fourra le papier dans sa poche, enlaça une dernière Zack et s’éloigna d’un pas lourd.

Sur le chemin de retour dans son appartement, il croisa plusieurs Infectés, résista à l’envie de leur cracher au visage.

Comment pouvait-on tolérer leur présence, leur liberté dans les rues de Rebirth City ? N’avaient-ils pas retenu la leçon ? Tous ces arguments sur leur volonté d’intégration, c’étaient des conneries.

Quand le monde n’apprenait pas de ses erreurs, ces dernières revenaient inexorablement.

Damian était prêt. Quand l’apocalypse se pointera à nouveau, il sera le premier à faire couler un bain de sang.

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En réponse au défi

Après l'apocalypse

Lancé par C.S. Ringer

On voit souvent des scénarios plongés au coeur d'une apocalypse zombie, biologique, élémentaire, mais on voit très rarement des récits racontant l'après-chaos. Et si vous tentiez l'exercice ?

Imaginez : l'apocalypse est terminée, la menace n'existe plus. Comment la société se relève-t-elle de cette catastrophe ? Que deviennent les survivants ?

À vous d'inventer la suite ! Pas de genre ou de taille imposée, vous avez carte blanche !

Commentaires & Discussions

La nostalgie du chaosChapitre7 messages | 6 ans

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