Chapitre 4

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L’une d’elles s’adressa à Lowen, lui enjoignant d’entrer dans la danse, et si sa langue lui était étrangère, il comprenait désormais ses paroles, comme si leur sens s’imprimait directement en lui. Son cœur fit un bond dans sa poitrine, pendant qu’il se relevait avec stupéfaction pour s’approcher. Le mouvement ne venait pas de lui, il n’avait pas décidé de se lever. Malgré lui, après quelques pas laborieux, il pénétra dans la clairière, et toute trace de découragement ou de fatigue disparut. Il lui sembla retrouver le contrôle de son corps et de son esprit, et c’est de son propre chef qu’il continua : les errantes l’attiraient comme la flamme attire le papillon. L’homme se fraya un chemin dans l’assemblée, plongeant parmi les ombres blanches. Ces dernières s’égaillèrent en murmurant, révélant une silhouette diaphane allongée par terre, inerte. Il s’agenouilla. Il aurait voulu tendre la main, toucher, mais il n’osait pas : d’un corps ne restait que la peau. Juste une fine couche d’épiderme. Un fantôme posé à même le sol. Le souffle coupé, il vacilla en se relevant, cherchant d’un regard éperdu une explication sur les visages qui l’entouraient.

Tout était trop irréel ; il chancela.

Une autre errante s’approcha de lui et le prit par le bras pour l’entrainer dans la valse virevoltante. Son visage et ses bras aussi arboraient des stries lumineuses. De longues boucles cuivrées voletaient joyeusement autour d’elle. Elle portait une longue robe blanche de tissu vaporeux qui ne laissait apparaître que ses bras. Ses yeux noisette pétillaient tandis qu’elle encourageait Lowen à la suivre. Il lui fallut un instant de trop pour recouvrer ses esprits, elle le lâcha et fut à nouveau happée par l’assemblée, et disparut à sa vue. Lowen essaya en vain de la retrouver parmi la cohue qui s’agitait en tous sens. La chorégraphie avait perdu de sa fluidité, car la clairière s’était encore remplie : de la forêt émergeaient d’autres hommes, lentement, comme Lowen l’avait fait. Pas des hommes, non : tous des colporteurs. Il pouvait voir le réseau lumineux de leur peau palpiter comme le sien avec la musique. Ils arrivaient de partout, attirés comme la limaille de fer par l’aimant, et se fondaient dans le groupe. La foule devenait innombrable.

Les battements sourds des tambours s’amplifiaient, martelant son crâne jusqu’à la migraine. Les marques de la peau de Lowen devenaient de plus en plus larges et lumineuses, le même phénomène se produisait chez les autres danseurs. Chaque individu diffusait un halo pulsatile au son des percussions. Autour d’eux, la luminosité ambiante devenait plus forte. Avec un frisson d’horreur, il vit son épiderme se craqueler. Les zébrures devinrent des fissures avec un éclat éblouissant, sa peau desquamait et se détachait de lui. Comme d’autres l’avaient fait avant lui, il s’extirpa alors lentement de son enveloppe cutanée, la laissa choir à ses pieds pendant qu’il dépliait ses membres. Tout autour de lui, des dizaines d’autres corps muaient également dans une pluie de lumière, au rythme effréné des tambours. Les mues gisaient au sol, tandis que les fées nouvellement écloses s’élevaient comme une nuée de lucioles. Lowen accéda à la connaissance en même temps qu’il acheva sa métamorphose, lorsque les ailes dans son dos eurent fini de pousser et furent déployées. Il contempla longuement ses nouveaux appendices scintillants, et découvrit les muscles qui lui permettaient de les mouvoir.

La vérité sur sa condition s’imposa à lui comme une gifle : errantes et colporteurs portaient le nom descriptif que leur donnaient les hommes, mais n’étaient en réalité que des nymphes mâles et femelles qui se transformaient en fées lors d’une farandole frénétique. Les errantes n’en étaient pas, il s’agissait des femmes de sa caste, qui évoluaient dans le monde discrètement, nimbées d’une brume qui embrouillait l’esprit pour rester inaccessibles aux humains. Elles instillaient du découragement pour n’être jamais atteintes, et ce n’est que lors de la parade qu’elles appelaient leurs mâles par leur chant, qui seuls parvenaient à lutter contre l’engourdissement pour parvenir jusqu’à elles.

Lowen prit son envol comme tous les autres, maintenant qu’il comprenait comment actionner ses ailes, il s’éleva et entra dans la ronde, sans savoir vraiment ce qu’il faisait, en se laissant porter par le rythme de la musique et le mouvement de ses congénères. Il s’intégra au ballet désormais dans les trois dimensions.

Son sang pulsait contre ses tempes, errantes et colporteurs ailés voletaient en tous sens en lui donnant le vertige. Le tourbillon lumineux des fées parut bourdonner durant des heures, pendant lesquelles Lowen se régala de la présence de ses pairs. Tous ses sens s’emplirent béatement de la proximité des autres, lui qui n’avait toujours connu que la solitude. Jusqu’ici Lowen ne savait pas réellement ce qu’il devait faire, mais il s’en moquait : il partageait simplement la transe extatique de son espèce. Il comprit lorsque les fées commencèrent à se regrouper par deux, puis quitter la clairière en couple pour aller peupler le monde de nouvelles nymphes, qui un jour à leur tour viendrait se retrouver là pour perpétuer le cycle de la vie des fées. Lowen se remit à la recherche de l’errante qui l’avait attiré à elle mais ne parvenait pas à la retrouver.

Le soleil se levait déjà, Lowen pouvait à présent sentir ses rayons réchauffer ses ailes. Il continuait de tourbillonner mais ses sourcils se froncèrent quand il constata que la prairie se dépeuplait peu à peu. Son souffle se fit plus court, il vola follement dans toutes les directions en quête de celle qui devait être sa moitié. Il promena un regard consterné autour de lui : il s’en rendait compte maintenant, les hommes étaient bien plus nombreux que les femmes. Sa respiration était de plus en plus sifflante, il haletait en cherchant désespérément une errante avec laquelle s’apparier. Il n’en voyait plus. Ses forces le quittaient. Il battait furieusement des ailes mais ne parvenait plus à se maintenir en l’air. Il toucha bientôt terre. Il réalisa avec une impitoyable clairvoyance qu’il n’y parviendrait pas, il n’avait pas trouvé sa paire. Il suffoquait.

Toute une vie d’errance solitaire pour aboutir à cet instant, à cette danse pour la survie de l’espèce, et finalement échouer si près du but. L’amertume l’envahit avec violence, et de sa gorge monta un ricanement hystérique. Il aurait éclaté d’un rire dément devant l’ironie de son sort s’il lui était resté quelques bouffées d’oxygène. Mais il exhala son ultime souffle sur cette pensée, et son corps s’affaissa dans l’herbe comme celui des derniers autres colporteurs solitaires.

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