Chapitre 9 : Au pied des murs

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À une cinquantaine de pas du groupe de Mahaut, les ambassadeurs danatiles se tenaient debout face à la délégation du contingent, poings serrés et visage fermé. C’était la première fois en six semaines que les militaires ramahènes sortaient de leur base à l’occasion de la visite matinale des Danamôns, mais les discussions semblaient déjà avoir abouti dans une impasse.

Emmitouflée dans une couverture rêche, Mahaut observait les traits de Liminark, dans l’intention déraisonnable d’y détecter des indications quant à l’objet du désaccord. Membre éminent du Conseil de Défense de Danapi, l’ingénieure aux cheveux blancs était de toute évidence la mieux armée pour raviver un dialogue initié sous de bien mauvais auspices. Pourtant, elle paraissait désormais parler dans le vide : plus aucun Ramahène ne lui répondait.

Sans autres renseignements que quelques bribes lâchées par Gemli au détour de leurs conversations, Mahaut désespérait d’un jour participer à l’émergence de solutions durables. Tandis que ses amis et elle continuaient à prétendre qu’ils protégeaient le campement ennemi par leur présence, le conflit n’en finissait plus de s’enliser. Lorsque les Ramahènes tournèrent les talons, laissant leurs interlocuteurs seuls au milieu de la plaine glacée, elle frissonna.

« Bon, ben au moins, maintenant, c’est clair : notre destin sera de mourir de froid au pied de ces horribles murailles… » commenta Diawa, un souffle de hargne dans la voix.

Mahaut lui donna un léger coup d’épaule avant de tenter de capter son attention, en vain. Le jeune homme regardait les émissaires ramahènes s’éloigner en agitant la tête, un rictus sur les lèvres. Même s’ils avaient reçu à plusieurs reprises l’autorisation de collecter du bois dans la forêt pour renforcer leur abri, leur exposition constante aux éléments sapait de toute évidence le moral du petit groupe. Assis sur des caisses, Boghdar et Tiksum n’avaient pas détaché leurs yeux des flammes du feu de camp.

Mahaut se préparait à analyser pour la trois-millième fois les perspectives d’évolution de la situation avec ses compagnons quand elle aperçut Gemli se diriger vers eux. Celle-ci ne transportait cependant ni vivres ni équipement.

« Suis-moi », ordonna-t-elle à son amie avant de repartir en direction du portail.

Mahaut s’exécuta, non sans avoir manifesté son étonnement à ses camarades d’un haussement de sourcils. Elle avança dans le sillage de Gemli sous la surveillance des gardes postés sur le chemin de ronde — dont ni Kohim ni Rej ne faisaient apparemment partie ce matin. Bien qu’elle espérât obtenir plus d’informations en pénétrant à l’intérieur de la base, elle redoutait d’être maltraitée ou définitivement séparée des autres. Lorsqu’elles ne furent plus qu’à quelques pas du portail par lequel les représentants du contingent s’étaient engouffrés, Gemli bifurqua vers l’ouest, intimant à Mahaut de se placer à sa hauteur.

« Tes amis ne sont quand même pas très doués pour les négociations… la tança-t-elle après avoir marché une minute le long de la sombre muraille.

— C’est amusant, j’allais te dire la même chose ! » répliqua Mahaut avec un sourire désabusé.

Le regard sévère que lui adressa la cheffe d’unité lui indiqua que celle-ci n’envisageait pas un instant de ressusciter leur ancienne complicité.

« On commence à craindre de passer l’hiver dehors, honnêtement… s’aventura Mahaut sur un ton plus conciliant.

— Quoi ? Vous en avez marre de vivre au grand air ? railla Gemli. Je pensais que les Maïdokhis aimaient communier avec la nature… Ou alors vous regrettez votre choix ? »

Mahaut était perplexe. Que cherchait donc son amie ? Espérait-elle les convaincre de rechanger de camp ?

« Non, on était tous prêts à ces sacrifices pour accomplir notre mission. Mais Boghdar ne sait plus du tout plier son genou, Diawa déprime un peu plus chaque jour et j’ai peur que Tiksum ait attrapé une pneumonie. Et j’imagine que nos compagnons de l’autre côté du mur souffrent aussi de leurs conditions de détention. Ça pourrait mal finir… »

Gemli leva les yeux au ciel, la mine moqueuse. Mahaut nota que faire appel à la compassion de la jeune femme semblait être une mauvaise tactique.

« Quelles nouvelles de Ramah ? » reprit-elle alors qu’elles tournaient le coin nord-ouest de la base.

Gemli parut hésiter, mais garda le silence. Elles continuèrent à marcher le long de l’enceinte. Mahaut serrait sa couverture contre elle ; les couches d’incertitude qui enveloppaient sa vie rêvée lui glaçaient encore plus le sang que les températures automnales.

« Shadobu a fait sécession à son tour, répondit finalement la cheffe d’unité. Les forces d’élite ont pris le parti des émeutiers, et ça a apparemment tout fait basculer. Après Kor Pin Mana, et Par-Comini le mois passé… Il n’y a plus que 14 Royaumes Réunis de Ramah. »

Gemli semblait considérer le revirement des militaires Shadon comme un affront personnel. Mahaut, elle, se préoccupait du sort de Ranshidi et des autres émissaires envoyés à Shamilidun. Son ami était-il toujours vivant ? Avait-il joué un rôle dans ces événements, malgré sa capture deux mois plus tôt ? Connaissant ses talents de négociateur, cela n’avait rien d’impossible.

« Sais-tu ce que cherchent ces mouvements de rébellion ? se risqua-t-elle à demander. Quelles étaient leurs revendications ? »

Un coup d’œil furtif. Un léger plissement du nez, puis un hochement de tête. Gemli n’avait pas l’air disposée à divulguer ces détails stratégiques. Pourquoi alors imposer à son amie cette balade en tête-à-tête ? Mahaut se perdait en conjectures.

« Je suppose que ces lâches ne veulent plus participer à l’effort de guerre, grinça Gemli, qu’ils trouvent le prix à payer pour la sauvegarde de Ramah trop élevé. Comme s’ils pouvaient s’en sortir mieux tout seuls… Je rigolerai bien quand ils viendront mendier à nos frontières !

— Parce que vous, vous aurez retrouvé la prospérité d’antan ? questionna Mahaut de sa voix la plus neutre.

— Oui. Celle dont tout Ramah jouissait avant que ces enfoirés de révoltés ne foutent le bordel ! Avec votre aide !

— Et vous comptez la recouvrer en exploitant les richesses naturelles de Maïdokh, c’est bien ça ? »

Gemli s’arrêta net et, faisant face à Mahaut, planta son regard dans le sien.

« En quoi ça poserait problème, hein ? aboya-t-elle. Vous êtes assis sur des ressources phénoménales et vous n’en faites strictement rien ! »

Mahaut détourna les yeux. Cette façon d’envisager la nature — comme un grand supermarché destiné à satisfaire nos pulsions matérialistes — la révulsait tellement que son estomac parut soudain abriter un nid de serpents. Elle avait envie de hurler, de secouer la Ramahène, de l’attacher à un arbre pour qu’elle comprenne son erreur.

« Mais même si on vous laisse y accéder librement dès demain, un jour ces ressources-là aussi seront épuisées, rétorqua-t-elle en luttant pour garder son calme. Exactement comme celles de Ramah le seront bientôt… Peu importe que cela se produise dans dix mois, dix ans ou dix siècles ; l’épuisement est inéluctable. Que ferez-vous lorsque ça arrivera ?

— Mais on s’en fiche de ce qui se passera dans dix ans ! Le problème, il est maintenant : c’est maintenant qu’on a besoin des ressources pour assurer notre survie, là tout de suite ! Et si un jour les ressources s’amenuisent, il sera encore temps de chercher des solutions… »

Sans un mot, elles reprirent leur marche jusqu’à l’angle sud-est de la base. Mahaut s’appliquait à ne pas laisser transparaître sa fureur. La mentalité extractiviste des Ramahènes était précisément la même que celle qui menaçait l’avenir de l’Humanité dans le monde actuel et contre laquelle le mouvement des rêveurs s’insurgeait. Comment Gemli et ses compatriotes pouvaient-ils se réclamer des enseignements d’Opthéo Tsong tout en détruisant l’environnement ? Ou bien ses enseignements — quel terme ridicule ! — avaient-ils acquis une autre teneur à un moment donné ?

Le fait que des êtres humains foulent encore la Terre en grand nombre trois mille ans plus tard indiquait par ailleurs que l’effondrement des écosystèmes avait été enrayé, qu’une voie de survie avait fini par émerger ; alors laquelle était-ce ? Comme les Danamôns, les Ramahènes utilisaient les énergies renouvelables, mais Mahaut ne pouvait croire qu’ils aient volontairement renoncé à la manne céleste des combustibles fossiles ; ni eux ni toutes les générations précédentes imprégnées de la même conception du monde. Elle soupçonnait donc ses contemporains d’avoir continué leur exploitation jusqu’au tarissement définitif des réserves, ce qui avait probablement entraîné la montée du niveau des océans. Mahaut se souvenait encore parfaitement de sa première nuit à l’hôpital de Dar Long et de la carte de Ramah que Gemli lui avait montrée ; confuse, elle y avait découvert les nouveaux contours des continents sans deviner qu’elle contemplait ainsi un futur pas si éloigné de son époque.

Les bouleversements géographiques et écologiques engendrés par le réchauffement climatique et la perte de biodiversité avaient-ils provoqué la guerre à laquelle Mahaut devait mettre fin ? Alors qu’elle œuvrait tant bien que mal à l’apaisement des dissensions entre Ramah et Danapi, la perspective d’être confrontée à de tels événements dans sa vraie vie l’angoissait plus que tout. Dans sa tête, la colère cédait peu à peu le pas à la panique pure. Si elle allait s’avérer capable de résoudre un conflit assez destructeur pour que la civilisation l’ayant causé soit effacée des tablettes, ne pourrait-elle pas plutôt en empêcher la survenance ? L’étau qui enserrait son crâne effectuait un tour supplémentaire à chaque fois qu’elle tentait de se représenter l’avenir ; elle endurait cette insupportable incertitude depuis quarante-deux jours et quarante-deux nuits et n’avait toujours aucune idée de comment remettre son destin sur la bonne voie.

« Mais si les solutions existent déjà, pourquoi ne pas les appliquer ? parvint-elle à articuler d’un ton las. La nature qui nous entoure n’est pas un simple décor ; elle est aussi indispensable à la survie de Maïdokh que les minerais à celle de Ramah. Les Maïdokhis ne vous laisseront pas la dévaster encore plus. Mais nous pouvons vous enseigner les technologies qui pourraient régler une fois pour toutes vos difficultés actuelles. Restaurer l’équilibre de Ramah… »

Gemli dévisageait Mahaut du coin de l’œil. Elles avaient atteint l’angle nord-est du mur d’enceinte. Au-dessus d’elles, quelques rais de lumière se glissaient entre les gros nuages, éclairant par stries l’immense plaine qui s’étendait devant le portail du campement ramahène. Au pied des murailles, Boghdar et les autres relevèrent la tête en les apercevant.

« Tu pourrais me montrer ? questionna la jeune cheffe d’unité.

— Moi ? s’étonna Mahaut. Oui, bien sûr, pourquoi pas ? Je peux t’emmener à Doknaris, je sais qu’ils y ont d’excellentes écoles scientifiques. Ils te feront un topo général, tu le communiqueras à vos experts. On pourrait aussi aller jusqu’à Badilaam pour rencontrer nos instances de coordination. Ils te proposeront sans doute d’autres pistes…

— Parfait, faisons tout ça, entérina Gemli avec un large sourire. J’ai hâte d’en apprendre plus sur la supériorité maïdokhie, ce sera certainement très instructif ! »



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