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– Allo ?

– Bonjour, Agent Finaud, Police municipale, excusez-moi de vous déranger à cette heure tardive. Puis-je parler à… Eli ?

– C’est moi.

– Votre amie est chez nous, elle vient de passer la nuit en cellule de dégrisement et a besoin d’être raccompagnée. Elle a demandé à ce que nous vous contactions.

– Mon amie ?

– Océane Liure ; elle nous a donné votre numéro.

Eli soupira longuement dans le combiné. Quarante-huit heures à peine après leurs « retrouvailles », la voilà qui remettait le couvert ! Se forçant au calme, la femme d’affaires interrogea le policier :

– Quels sont les faits qui lui sont reprochés ?

– Ivresse manifeste sur la voie publique, et tapage nocturne. Son état d’ébriété n’est plus manifeste, elle est donc libre de repartir.

– Déjà ?

– Elle a comparu cet après-midi et a payé les amendes et les frais d’hébergement.

– Pourquoi m’appelez-vous, dans ce cas ?

– Nous ne pouvons pas la garder une nuit de plus, cela génère des coûts et… pour être honnête, nous serions plus qu’heureux de la voir quitter les locaux. Elle est envahissante.

– Mettez-la dehors.

– Malheureusement impossible vu son état de faiblesse apparent, elle ne semble pas capable de marcher dix mètres. Écoutez, votre amie a besoin d’aide, venez la chercher. Avec son casier, je serais plus rassuré si quelqu’un se manifestait.

Eli faillit lui rétorquer que ce n’était pas son amie, mais quelque chose la retint. Les souvenirs de leurs années d’études ? La culpabilité de la laisser se débrouiller alors qu’Océane avait toujours répondu présente à l’époque ? Non, peu probable : c’était bien plus souvent elle qui la sortait de ces mauvais pas. Dans ce cas… un reste de tendresse, peut-être ? Eli secoua la tête en signe de dénégation. Océane lui était indifférente, désormais. Mais si elle ignorait l’appel à l’aide, la seconde personne sur la liste serait Célestin ; elle ne voulait pas lui imposer ça. Saleté de manipulatrice calculatrice !

– Donnez-moi l’adresse.

– Je ne m’attendais pas à ce que tu viennes.

Eli toisa Océane de pieds en cap. Celle-ci était encore habillée comme l’étudiante qu’elle n’était plus, vêtements déchirés, maquillage défait, cheveux ébouriffés et empestant l’alcool et la fumée… étonnant que la police ne lui ait pas mis sur le dos l’absorption de substances illicites, au vu de l’odeur qui se dégageait d’elle. Ses yeux gris semblaient rire. Rire. En pareille situation. Toujours aussi heureuse des ennuis qu’elle causait, se faisant une gloire de ses méfaits.

– Ah, vous devez être Eli !

La voix fatiguée lui fit tourner la tête vers un homme débonnaire, dont le collier de barbe masquait un début de double menton, et le képi, une calvitie précoce. Il lui tendit la main dans un sourire charmant.

– Agent Finaud, je vous remercie d’être venue.

– Il n’y a pas de quoi. Soyons clairs : je ne me porte en aucun cas garante ; je suis présente en qualité de taxi.

– Cela n’arrangera pas ses affaires, mais madame Liure est majeure donc c’est à elle de s’assurer que de tels faits ne se répètent pas. Je suis déjà bien content que vous soyez venue. Auriez-vous quelques minutes à m’accorder ? J’ai des questions pour lesquelles il me manque des explications.

– Eh ! Je suis là ! les héla Océane en agitant les mains. Coucou ! Eh ! Vous allez où comme ça ?

Les deux adultes s’isolèrent dans un bureau en laissant la principale concernée dans le couloir. Elle était trop fatiguée pour se lever, mais apparemment pas assez pour rester calme. La pièce était étroite, assez sombre malgré des murs blancs et un éclairage jaunâtre. Deux tables se faisaient face, chacune portant un ordinateur en veille, ainsi qu’une multitude de documents et de post-its multicolores qui criaient que leur contenu était très important. Une plante verte mourrait sagement sur un coin.

– Au vu de son dossier, madame Liure est une habituée des postes de police. Je suis étonné qu’elle n’ait jamais été détenue à la suite de ses nombreuses récidives.

– Sa famille est composée presque exclusivement d’avocats. Certains sont particulièrement bons, à ce que j’ai compris. Par respect pour la tradition ancestrale, ses études ont été brillamment réussies dans ce domaine. Aux dernières nouvelles que j’en avais, aucun cabinet ne souhaitait contractualiser.

– Quand on voit le personnage, cela ne me surprend guère.

– Agent Finaud, sans vouloir paraître désagréable, il est tard et j’ai autre chose de prévu pour ce soir. Allez droit au but.

– Comme vous préférez. Étant donné les antécédents de madame Liure, nous avons dû lui faire passer une visite médicale afin de vérifier si elle devait subir une hospitalisation d’urgence ; par chance, ce n’était pas le cas. Cependant, je ne saurais trop vous rappeler qu’elle ne doit pas mélanger ses médicaments avec de l’alcool, qui plus est, en si forte dose. Il en va de sa santé, qu’elle change tout à fait son mode de vie.

– Des médicaments ?

– Vous n’êtes pas au fait de la maladie de votre amie ?

– Ce n’est pas mon amie.

– Cela expliquerait pourquoi je n’ai trouvé nulle trace de vous dans ses dossiers… mais, dans ce cas, pourquoi a-t-elle demandé à ce que nous vous contactions ?

Eli aurait trucidé l’agent sur place si les regards avaient eu ce pouvoir. Il sembla tout de même impressionné par l’encre qu’elle dardait sur lui, mais, habitué à traiter avec une population autrement plus coriace, cette femme élégamment apprêtée ne lui faisait pas assez peur pour qu’il baissât les yeux ou abandonna la question.

– Madame… madame comment, d’ailleurs ?

– Je ne souhaite pas laisser mon nom ; je risquerais d’être appelée chaque fois qu’elle fait des bêtises.

– Ce n’est pas très procédurier.

– Je ne suis pas là pour répondre à une enquête, agent Finaud, mais pour récupérer un de vos dégrisés. À moins que vous m’ayez mal informée au début de cet entretien ? Si vous n’avez rien de plus à me dire, je vais y aller.

– Je ne vous retiens pas, madame. Si jamais vous avez des informations à nous transmettre, voici mes coordonnées.

Eli saisit le petit carton blanc entre ses doigts comme elle aurait attrapé une cigarette sans y jeter un regard.

– Des informations à quel sujet, monsieur l’agent ? Vous ne m’avez posé aucune question relevant de cette affaire.

Il se leva, empoigna la clenche de la porte avant qu’elle ne l’atteigne afin de l’empêcher d’ouvrir tant qu’il n’aurait pas fini. Elle l’observait avec hauteur, ses yeux d’encre le défiant de poursuivre. Gaubert Finaud sourit le plus affablement qu’il put : ce n’était pas tous les jours qu’il recevait des femmes magnifiques dans son bureau !

– Mais de quelle affaire parlez-vous, madame ? C’est de votre amie qu’il s’agit.

– Ce n’est pas mon amie, et, de toute évidence, j’en sais moins que vous, monsieur l’agent. Si d’aventure vous vous retrouviez de nouveau encombré de la sorte, faites-moi plaisir : ne me contactez pas.

La brune rangea la carte de visite dans la poche pectorale du policier.

– Cet entretien est terminé, je vous remercie de votre sollicitude et vous souhaite une belle garde, agent Finaud.

Eli ouvrit la porte du bureau malgré la dextre que l’homme avait toujours posée sur la poignée.

– Mon instinct me dit que ce n’est pas la dernière fois que nous nous croisons ; allez savoir pourquoi, j’ai également le sentiment que ce n’est pas la première, Eli…

Il lâcha la clenche pour libérer le passage vers le couloir. La femme s’éloigna en faisant claquer légèrement ses talons sur le carrelage. Son corps semblait raide, comme dénué de la moindre fluidité. Elle s’arrêta au niveau d’Océane Liure, lui intima d’un signe de l’accompagner sans prendre la peine de poser les yeux sur la blonde, qui obtempéra en riant. Le couloir s’emplit de ces notes de gorge quelques secondes, puis des mots qui suivirent en vrac. Quand elles furent sorties du poste, les échos résonnèrent longtemps encore de la voix d’Océane.

– Alors, Gaubert, comment ça s’est passé ?

– Pas très bien, Séverin. Va savoir pourquoi, je suis convaincu de l’avoir déjà vue.

– Eli ? La brune ? Une femme pareille, ça ne s’oublie pas !

– Et pourtant… Pourquoi Océane Liure demanderait-elle à ce qu’on appelle quelqu’un qui ne figure dans aucun de ses dossiers ?

– Elle s’est fait de nouvelles connaissances ? Elle s’est pris un avocat ?

– Apparemment, c’est sa famille qui lui fournit les avocats ; c’est la profession chez eux. Elle n’était pas au courant pour la maladie.

– Qui, Océane Liure ?

– Non, Eli. Elle n’a posé aucune question, comme si elle n’en avait rien à faire. C’est bizarre.

– Ce que je trouve bizarre, c’est que ces deux-là se connaissent. Elles viennent en apparence de milieux totalement différents : où auraient-elles pu se rencontrer ? Allez, suis-moi, nous avons un petit délit de vol à l’étalage à gérer.

Gaubert haussa les épaules en fouillant sa mémoire. Pourquoi le visage d’Eli lui parlait-il tant ? L’agent soupira, puis emboîta le pas du capitaine Séverin Sètoût. La nuit promettait d’être longue.

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