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– La propriétaire.

– De ?

– Du Bar-Assos.

– Elle ? Impossible.

– Pourquoi ?

– Le bar est un endroit chaleureux, convivial, plein de bonnes intentions… un peu fou-fou, même. Elle est tout le contraire.

– La connais-tu ?

– Non, mais…

– Alors, ne parle pas de ce que tu ignores.

– Tu la connais, toi ?

– Assez pour savoir que tu te trompes.

– Elle cache bien son jeu dans ce cas. D’ailleurs, comment l’as-tu rencontrée ?

– Des amis d’amis. Cela n’a pas d’importance.

Kajsa allait relever, mais ils venaient de monter en voiture et le conducteur mit aussitôt la musique très fort. Bach leur imposa silence. Il était énervé. Quelque chose dans cette entrevue l’avait perturbé, cela crevait les yeux. De temps en temps, lui échappait un murmure — elle crut discerner les mots « débile » et « ridicule » — entre deux salves de cordes. Elle préféra se faire toute petite pour le laisser ruminer. L’obscurité tapissée de lueurs multicolores eut tôt fait d’accaparer ses propres pensées. Son mal de tête empirait. Elle voulait rentrer chez elle, et dormir. Dormir jusqu’à l’oubli. Jusqu’aux ténèbres.


– Nous sommes arrivés.

La voix en croissant chaud l’extirpa des bras de Morphée. Kajsa observa autour d’elle en s’étirant. Elle aurait bien somnolé quelques heures de plus sur ce siège passager, les idées emplies de symphonies dévorantes. Malheureusement, le visage cerné de Célestin mettait fin à ce demi-rêve. Elle sortit du véhicule, son sourire mourut en même temps qu’elle retrouvait l’air frais. Si le voisin semblait s’être calmé, il était également épuisé. Une bonne nuit de sommeil lui ferait au moins autant de bien qu’à elle.

– Merci pour cette soirée, c’était bien, risqua-t-elle enfin, craignant de l’agacer de nouveau.

– Hum… oui, oui.

– Bonne nuit.

Sa phrase se terminait en point d’interrogation, mais il ne parut pas le remarquer, absorbé par la façade de la maison de ses parents. Elle tourna la poignée du portillon.

– Kajsa ?

– Oui ?

– Pour ce que j’ai à te dire… demain, dix-huit heures.

– J’ai déjà quelque chose de prévu. Après-demain dans la matinée ?

Il ferma les yeux comme si ce contretemps le mettait sérieusement en colère, mais il opina du chef.

– Neuf heures. Bonne nuit.

Puis il disparut sans même lui jeter un regard. Mais qui était donc cette femme pour provoquer une telle réaction ? Un grondement sourd lui fit lever la tête. Le ciel gardait sa couleur de charbon, parsemé d’éclats de cendres. Ce n’était pas bon signe. C’était même carrément mauvais. Kajsa se hâta de se calfeutrer dans son lit. Sa chambre s’éclairait par instant de zébrures gris soie, suivies de près par le rire déchirant du tonnerre. Malgré elle, ses membres se contractèrent ; des larmes brouillèrent sa vue. Pourquoi maintenant ?


***


Eli referma la porte du frigidaire calmement, posa la carafe d’eau parfumée sur la banque de sa cuisine américaine avant de plonger ses yeux sombres dans ceux de l’impromptue. C’était une femme au carré blond-platine légèrement ondulé, à la peau de rousse tachetée sur les ailes du nez, des iris gris clair, des lèvres brillantes grâce à un gloss rosé. Elle avait un air innocent qui lui donnait moins que son âge ; ambiguïté qu’elle accentuait avec une tenue d’étudiante aux tons blancs. Eli ne se laissait pas impressionner par cette apparence, reprenant d’une voix tranchante :

– Je croyais que nous avions terminé cette histoire il y a des années.

– Tu te trompais. Je n’ai jamais cessé d’y penser.

– C’est une erreur de ta part.

– Je ne vois pas en quoi.

– Les gens changent ; le passé ne se répète pas inlassablement. C’est d’ailleurs mieux ainsi. Ne t’y essaie pas.

– J’ai appris de mes erreurs, Eli. Tu ne veux pas me donner une autre chance ?

– Non. Je ne suis plus la même qu’il y a treize ans. Vois-tu, moi aussi, j’ai appris de mes erreurs ; je ne suis pas assez stupide pour les refaire.

– Donne-moi une heure ; juste une heure pour te prouver que ça en vaut la peine. Je te promets que tu ne seras pas déçue.

Eli regarda sa montre en réprimant un soupir d’agacement. Dix-sept heures. Sa visite allait bientôt arriver. Elle reprit froidement :

– Une heure qui ressemble à celles de mes souvenirs ? Je m’en passerais, merci d’avoir proposé. Maintenant, j’ai des choses à faire. Je te raccompagne.

La femme ouvrit la porte d’entrée, se trouva nez à nez avec son rendez-vous un peu en avance.

– Célestin ?

– Océane ?

Les deux visiteurs se toisèrent en chiens de faïence.

– Océane est venue me saluer à l’improviste, elle allait partir. Bonne soirée.

– C’est ça, bonne soirée, souffla la blonde platine sans détacher ses yeux de l’homme.

Elle se faxa entre lui et le chambranle pour quitter lentement les lieux. Eli invita Célestin à rentrer puis referma la porte fermement.

– Je peux savoir ce qu’elle faisait ici ?

– C’est une longue histoire.

– Fais-la courte. Je croyais que c’était terminé entre vous ?

– C’est le cas. Pour moi. Apparemment, pas pour elle. Savait-elle que tu étais de retour ?

– Non, et je n’avais pas l’intention de le lui apprendre.

– Pourquoi ? Je pensais que vous vous étiez quittés bons amis ?

– Sérieusement ? Tu plaisantes, j’espère ? Cette fille a failli m’envoyer en prison !

Nous envoyer en prison, je te rappelle que je faisais partie du lot.

– Ce qui ne semble pas t’empêcher de l’inviter chez toi ! Je te connaissais plus rancunière !

Eli se frotta les yeux du bout des doigts, puis ouvrit son sac à main qui reposait sur le sofa du salon. Elle fouilla un instant dedans avant d’extirper son paquet de cigarettes.

– Tu en veux une ?

– Non, tu sais bien que j’ai arrêté !

- Dommage, ça te calmerait certainement les nerfs. [1]

Célestin se servit une tasse d’eau glacée aromatisée puis rejoignit Eli. Il s’assit sur le sofa en attendant qu’elle finisse de fumer. Elle ne semblait pas pressée de consumer le bâtonnet assassin.

- Je pensais que tu avais un autre rendez-vous à dix-huit heures ? lâcha-t-il.

– C’est vrai.

– Qu’as-tu à me dire de si important ?

– Je voulais parler travail. J’ai décidé d’ouvrir un nouveau Bar-Assos, mais en commençant le bâtiment de zéro, cette fois. Je souhaite que tu sois l’architecte du projet.

– Où ?

– Paris.

Célestin rit jaune. Construire dans la capitale était un véritable défi. Cela représentait un investissement administratif presque plus conséquent qu’en technique pure.

– Il faudrait passer par un cabinet d’architectes, ce serait beaucoup plus simple.

– Comme tu veux, du moment que c’est toi qui dessines les plans.

– C’est tout ?

C’est tout ? le plagiat-elle amèrement. Je pensais que tu te sentirais un peu plus heureux d’une telle offre.

– Nous aurions pu en parler au téléphone, ce n’était pas la peine de me faire venir jusqu’ici pour me l’annoncer.

– Je comptais aller plus dans les détails, t’expliquer ce que j’attends de ce bâtiment… Mais le temps nous manque.

– Il fallait y réfléchir avant d’inviter Océane.

– C’était une visite surprise ; je ne savais même pas qu’elle était dans la région.

– Que te voulait-elle ?

Eli écrasa la cigarette dans le cendrier en cristal qui décorait la table basse. Elle s’assit à côté de l’homme, réarrangea ses mèches derrière les oreilles, embaumant l’air de l’odeur doucereuse de la fumée.

– Reprendre les choses où elles s’étaient arrêtées.

– Avant, ou après m’avoir trompé ?

– Célestin, je suis désolée, d’accord ? Je ne savais pas que vous étiez ensemble ! Vous n’en aviez parlé à personne.

– Tu vas être en retard pour ton rendez-vous, je ferais mieux de partir.

– Attends ! Pour l’offre…

– Je vais y réfléchir. J’ai ton numéro, de toute manière.

Il s’apprêtait à sortir, puis se retourna pour faire la bise à la brune.

– Je ne t’en tiens pas rigueur, Eli, tu ne savais rien. J’ai rayé Océane de ma vie, et je ne veux pas qu’il y revienne. Moins elle en sait sur moi, mieux je me porterais, d’accord ?

– Je ne lui dirais rien.

– Ce n’est pas ce que tu diras qui m’inquiète.

– C’est ce qu’elle comprendra dans mes silences, n’est-ce pas ? Si ça peut te rassurer, je n’ai pas non plus l’intention de la revoir.

– Comme si elle allait te laisser le choix…

– Les gens changent, Célestin, il faudra bien qu’elle l’admette un jour ou l’autre. Je ne suis plus l’Eli qu’elle connaissait.

[1] Ces paroles sont prononcées par le personnage d’Eli, et n’engagent qu’elle. Elles ne représentent pas les opinions de l’auteur, et ne sont pas non plus une incitation au tabagisme. Pour plus d’informations, voir les sites de l’Organisation mondiale de la santé, de l’INPES, ou Ministère des Solidarité et de la Santé (France), qui sont des sources officielles d’informations, mais pas les seules.

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