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Kajsa consulta la carte pour identifier la commande de son voisin.

– « Un autre regard » : soutien et accompagnement des enfants autistes pour leur permettre de suivre la même scolarité que les autres. Y a-t-il beaucoup d’enfants autistes dans le coin ?

– Non, mais l’association ne se concentre pas que sur eux. La description n’est pas très bien faite. Le but est d’aider tous les enfants dont la situation de handicap ou de maladie pouvait mener à des difficultés scolaires, que ce soit du fait de leur problème, ou tout simplement dû au regard des autres.

– Comment cela ?

– Ils mènent beaucoup de campagnes de sensibilisation à la différence. Les jeunes enfants ne comprennent pas que leurs camarades puissent éprouver des difficultés à faire les mêmes choses qu’eux. Il y a donc toute une communication mise en place pour aider, disons par exemple, les malentendants ou avec des problèmes psychomoteurs.

– Tu as l’air de bien connaître…

– Te souviens-tu d’Ancelme ?

– Hum… celui techniquement imbattable au basket, mais qui ne savait jamais dans quelle équipe il jouait ?

– Oui, celui-là même. Il avait fait une mauvaise chute, tout petit. Depuis, il souffre d’amnésie antérograde, c’est-à-dire qu’il a de sérieux problèmes avec sa mémoire à court terme. Ses parents ont découvert l’association quand il a dû quitter le lycée à cause de ses résultats… et des moqueries de ses camarades de classe, surtout. C’est grâce à elle qu’il a pu apprendre à gérer sa mémoire et qu’il peut désormais travailler.

– Tu le connais bien ?

– Nos parents sont amis d’enfances. Nous nous connaissons depuis toujours, tous les deux. Je suis heureux qu’il puisse enfin mener une vie normale. Depuis, j’essaie de participer, à ma modeste échelle pour que d’autres enfants puissent être aidés.

Ces paroles semblèrent avoir un grand impact sur Kajsa, qui les médita longtemps – assez pour que le cocktail enflammé ne lui fasse pas forte impression. Finalement, elle reprit la conversation :

– Je suis contente pour Ancelme, qu’il puisse vivre comme tout le monde malgré sa particularité. C’est vrai que le comportement des autres peut devenir très blessant dans de telles conditions, même par simple maladresse. Mais je suppose que tu ne m’as pas emmenée ici pour parler de lui ?

– Non. Je ne t’ai jamais connu si peu d’énergie… et de calme. J’ai l’impression que tu as surtout besoin de te détendre, ce soir.

Elle l’observa par-dessus son cocktail éteint. D’aussi loin que remontaient ses souvenirs, leurs rares échanges se résumaient à de la compétition sportive ou intellectuelle. Elle ne s’était jamais inquiétée de savoir ce qu’il avait pu en retenir. Ce qu’elle avait pu en retenir, d’ailleurs, non plus qu’aucun questionnement sur la personnalité de ce voisin qu’elle avait croisé tous les jours pendant des années, sans jamais le connaître.

– Eh bien, voilà : il m’arrive de ne pas être au mieux de ma forme.

– Serais-tu humaine, par hasard ?

– Ah ah ah…, son ton démentait les sons, mais les commissures de ses lèvres se retroussaient malgré elle.

– C’est à cause de ce qu’il s’est passé tout à l’heure avec Roberto ?

– Entre autres. Je suis surtout fatiguée. Bref ! C’est fou le monde qu’il y a, tout d’un coup ! Tu ne plaisantais pas quand tu parlais de cohue !

– C’est bientôt l’heure, c’est pour cela.

– L’heure de quoi ?

– Héhé !

Célestin répondit par un regard énigmatique en lui désignant la scène du menton.

– Je ne te l’ai pas dit tout à l’heure, mais samedi, c’est soirée dansante. Salsa, aujourd’hui. Avec un groupe que tu devrais bien connaître puisqu’ils étaient dans ton cours de musique du mercredi.

– J’avais oublié que j’avais appris le banjo… mais comment sais-tu cela toi ? Maman a vendu la mèche ?

– Si tu veux, mais j’étais déjà au courant. Je prenais mes leçons de hautbois, juste après, dans la même salle. Vous étiez toujours en retard alors nous vous écoutions à travers la porte en attendant. Ils se sont bien améliorés, eux…

– Sous-entendrais-tu que je joue comme un pied ?

– À l’époque en tout cas, c’est ce que me disaient mes oreilles !

– Célestin !

Elle fit mine de lui donner une pichenette tandis qu’il éclatait de rire. Les musiciens en profitèrent pour démarrer. Des couples se formèrent progressivement, se déhanchant au rythme de la guitare. Il y avait effectivement eu pas mal de progrès depuis l’ère des culottes courtes !

– Ça te tente ?

– Quoi donc ?

– De jouer du yoyo sur une main ?

– Pardon ?

– De danser, enfin ! Si c’était uniquement pour regarder la piste, je t’aurais passé un film !

– Je ne connais pas la salsa.

– Ce ne peut pas être pire que tes talents au banjo. Allez, viens ! Bouger te changera les idées.

– Je ne te savais pas si plaisantin !

– Alors c’est peut-être mon tour de te donner un conseil « Kaiser » : essaie de voir au-delà des silhouettes des autres.


– En fait, tu m’as emmenée ici uniquement parce qu’il te manquait une partenaire, avoue !

– Peut-être bien ! Ne te rigidifies pas tant, tu n’arriveras jamais à rien. C’est de la danse latine, souple, spontanée, pas du classique !

– Ce n’est pas du tout mon genre de musique. Je ne danse pas ce genre de choses d’habitude.

– Se trémousser sur de la techno en boîte de nuit n’est pas considérée comme de la danse, tu sais ?

– Mais zut alors ! rit-elle de bon cœur en tentant de suivre ses pas rapides. Où as-tu appris ?

– Disons que j’ai quelques bases grappillées au cours de soirées étudiantes.

Il n’estima pas utile de préciser que c’était plus particulièrement avec une demoiselle de sa connaissance, qui participait à des concours de salsa et tango. Il en gardait de bons restes.

Guindée, au début, la petite tempête finit par se laisser aller à l’énergie communicative des musiciens. Ils enchaînèrent trois ou quatre danses sur un rythme qui prenait de la vitesse. Même si elle n’avait jamais appris les pas, cela ne se vit bientôt plus, car elle suivait sans faute - encore un coup de son habileté agaçante. Mais ce soir, cela n’avait pas d’importance : ils s’amusaient.


Le groupe dut malheureusement s’arrêter pour une pause technique, qui leur permit de retourner s’asseoir.

- Tu reprendras quelque chose ? demanda la blonde en consultant la carte avec intérêt.

– Oui, mais j’ai déjà choisi.

– Ce sera ?

– « Spanish Eyes »

– De quel artiste est cette chanson ? Je ne connais pas.

– Ricky Martin.

Kajsa haussa les sourcils en point d’interrogation.

– Il était très célèbre, quand nous étions en primaire !

– Ah ah !

– Bien, dis-moi ce que tu veux et j’irais le chercher au bar.

– Je pensais qu’ils servaient à table sur cette carte ?

– Oui, mais ce sera plus rapide si j’y vais. Là, les serveurs ne savent plus où donner de la tête.

– Comment est-ce, Mistaken de Save Ferris ?

– Excellent, ils font de la bonne musique.

– Je parle du cocktail.

– Je sais, il est en rapport avec le groupe.

– Ce qui ne m’aide pas du tout vu que je ne les connais pas. Je te rappelle que ce n’est pas mon style, ici.

– Alors la prochaine fois, nous irons en haut, dans la zone « Game.On. ».

– Là, ton humour devient douteux : c’est plutôt « Game Over »…

– Tu ferais mieux de ne pas trop critiquer si tu ne veux pas que la partie douteuse se retrouve dans ton verre.

Sur cette plaisanterie elle-même moyenne, Célestin s’éloigna pour commander. Abandonnée à la petite table en métal ronde, la seule occupation à sa disposition consistait à observer les autres clients avec intérêt, en se demandant s’il n’y aurait pas quelques têtes connues dans les parages. Le temps s’allongeant, elle chercha du regard son voisin, le trouva accoudé au bar en grande conversation avec une dame en tailleurs trois-pièces et queue de cheval aux petits oignons. Elle portait des escarpins vernis d’une hauteur vertigineuse que même Justine n’aurait pas osé mettre pour danser — et pourtant, c’était une habituée des dancefloors en tenue de mannequin.

Cette femme l’intriguait, ses vêtements et son port dénotant clairement parmi la foule qui s’apprêtait à reprendre la piste d’assaut. Que faisait-elle ici, dans un tel accoutrement ? Et surtout, qu’avait-elle de si extraordinaire pour que Célestin la laissât poireauter toute seule dans cet endroit où elle n’avait pas demandé à venir ? La question était purement rhétorique, bien évidemment, puisqu’il n’y avait aucun doute sur l’intérêt éventuel que cette personne à la prestance rare pouvait présenter pour un mâle alpha. Cette silhouette la mettait mal à l’aise ; il s’en dégageait quelque chose de sombre, terriblement triste. Contraste d’autant plus marquant que son interlocuteur rayonnait la sérénité. Ce contraste en devenait douloureux à l’œil ; elle fut contrainte de détourner le regard. Prenant son mal en patience, Kajsa se lança dans un morpion avec les traces d’eau. Passionnant. Le beau-parleur revint après que la danse eu recommencé.

– Il était temps ! J’ai failli attendre ! l’accueillit-elle avec soulagement (il avait les cocktails).

– Toujours aussi aimable à ce que je vois.

– J’ai soif : je suis au niveau un de la pyramide des besoins. La politesse ne se trouve que deux échelons plus haut, tu m’en vois navrée.

– Dois-je en conclure que je suis tenu d’embaucher un garde du corps avant d’espérer un peu de considération de ta part ?

– À moins que tu sois un dangereux criminel, cela ne devrait pas être nécessaire… t’es-tu évadé de prison récemment ?

– Ma dernière garde à vue remonte à Mathusalem, c’est assez ancien pour toi ?

– Ta dernière garde à vue ? Tu en as soit trop dit, soit pas assez. J’exige des explications.

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