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À neuf-heures trente-quatre, Célestin frappa à la porte de ses voisins. Il avait longuement hésité, craignant cette rencontre autant qu’il l’avait espérée. Cette voiture, il le savait, ne pouvait appartenir qu’à une seule et unique personne.

- Ah, bonjour, Célestin, tu es bien matinal !

Madame Larsen, fleuriste retraitée, mais toujours dynamique, révérait « cet adorable petit voisin qui avait si bien réussi et serviable comme tout » depuis qu’il lui avait fait découvrir le coin de paradis où poussaient les plus belles fleurs de la vallée. De ce jour, elle ne manquait jamais de lui proposer une randonnée le dimanche après-midi quand le soleil était doux. Le jeune homme aimait bien madame Larsen, son sourire en dents de cheval et ses cheveux platine qui n’avaient pas décoloré avec l’âge. Il gardait d’excellents souvenirs des randonnées qu’ils avaient partagées tous deux à la recherche de gentiane et de chardons sauvages, de pommes de pins ou de l’ombre de chevreuils.

- Quel bon vent t’amène aujourd’hui ?

- Kajsa est revenue ? C’est sa voiture dans le jardin, non ?

- Oh, tu as déjà remarqué ? Elle est arrivée il y a à peine deux heures !

- Je pourrais lui parler ?

- Elle s’est éclipsée aussitôt, elle a des tonnes de choses à faire apparemment. Toujours à courir partout sans respirer, elle n’a pas changé ! Mais entre, je t’en prie ! Viens donc prendre un café en attendant ! Elle ne devrait plus tarder.

Le jeune homme n’avait jamais su dire non à la fleuriste, ce qui le conduisit une fois de plus à se retrouver au chaud dans le salon retour de montagne, comme elle disait, une tasse déjà fumante à la main.

L’univers, par amour des comptes ronds, manque d’imagination ou paresse, décida de jouer l’un de ces tours dont il avait le secret : ce vingt-neuf février deux mille seize à neuf-heures quarante-deux précises, vingt années, minute pour minute, après leur première rencontre, Kajsa Larsen reparut dans la vie de Célestin Eissèro.

Jean-basket, t-shirt lâche, cheveux flavescents retenus en chignon à l’arraché par une paire de baguettes, la même vivacité nerveuse traduite en éclairs de malice qui transformaient son visage en paysage mouvant… Elle n’avait pas changé. Dix centimètres de plus qu’en terminale, peut-être.

- Ma chérie…, commença madame Larsen.

- Je suis en retard, je suis en retard ! Tu as fait les courses comme je t’ai demandée ? Tu as bien tout ?

Laissant son regard couler sur le visiteur sans s’y arrêter, la jeune femme enfila une veste de cuisine noire en s’engouffrant dans la pièce adjacente. Kajsa, identique à elle-même au travers du temps. Fidèle à tout ce qu’il avait cristallisé en lui - ce trop-plein de ressentiment.

- Enfin, tu pourrais prendre deux minutes pour te reposer, non ? Tu as roulé toute la nuit, tu devrais dormir un peu.

- Pas le temps, maman ! Je dois préparer un dîner gastronomique cinq plats de trente-quatre couverts et il ne me reste que neuf heures ! Je suis : en retard ! Où as-tu rangé les plats à gratins déjà ? Tu changes toujours l’agencement de la cuisine, je suis perdue !

- Tu ne veux pas prendre un café au moins ?

- Les œufs sont au garage ?

- Au frais, oui, sur la banque où ton père range ses outils d’habitude. Excuse-là, se désola madame Larsen avec plus de chaleur que sa fille qui courrait partout sans leur adresser un regard. Elle a des invités à la maison ce soir – les fiançailles de son meilleur ami – et il y a eu un incendie dans le tunnel qu’elle devait prendre : quatre heures d’immobilisation ! Et puis les embouteillages qui en résultent. Une horreur, je ne sais même pas comment elle est arrivée entière.

Célestin eut du mal à compatir : il était trop surpris d’apprendre qu’elle avait des amis, à plus forte raison, des amis pour lesquels elle était prête à se décarcasser neuf heures de suite après une nuit blanche sur la route.

- Comment va papa ?

La voix le fit sursauter.

- Je ne l’ai pas vu du tout encore, il dort ?

- Plus pour longtemps, avec tout le raffut que tu fais, petite tempête ! Les légumes sont dans le jardin, derrière les cagettes avec le petit bois.

Kajsa lança un regard dubitatif à sa mère en entendant cette localisation saugrenue, mais ne releva pas, trop occupée à s’évaporer pour récupérer lesdits légumes. Deux minutes plus tard, la petite tempête organisait son plan de travail.

- Tu veux de l’aide, ma chérie ? demanda la fleuriste en observant le monticule de verdure, racines et autres qui s’amoncelait sur l’îlot central.

- Pas de refus, il faudrait éplucher tout ça ! Les patates en petits dés un par un centimètre, douze en chips de trois millimètres d’épaisseur ; les oignons émincés pour moitié, le reste en rondelles ; les poireaux en…

- C’est quoi donc ce vacarme ? bougonna monsieur Larsen en faisant irruption dans l’espace encombré. J’aurais dû m’en douter ! Il n’y a que toi pour mettre la maison à l’envers à peine arrivée !

- Bonjour papa !

Le temps de claquer la bise à son paternel, Kajsa reprenait ses ordres sans s’y perdre une seule fois.

- Tu nous aides ? enchaîna-t-elle aussitôt à l’adresse de monsieur Larsen qui n’avait même pas eu le temps de tremper les lèvres dans son café.

- Leurs quatre mains ne te suffisent pas ?

Kajsa s’immobilisa, fixant son regard sur Célestin pour la première fois depuis son entrée en trombe un quart d’heure plus tôt. Il n’en était qu’à la moitié de son café.

- Tu as sûrement des choses de prévues aujourd’hui ?

Calme. Très calme d’un coup.

- Non, je n’ai aucun plan. En fait, j’étais venu pour te parler.

- Je suis désolée, je n’ai pas le temps du tout là. Ça peut attendre demain ?

- Sûrement, oui.

À vingt ans près, ce n’était pas une journée qui allait changer la donne !

Le téléphone sonna, sitôt saisi par la jeune femme :

- Allo ? Oui, je gère ! Non, c’est bon ! J’ai embrigadé toute la maisonnée ! Je pense que j’ai assez de mains pour l’instant, la cuisine n’est pas bien grande non plus, nous allons déjà nous marcher sur les pieds. Alors, c’est simple, tu verras ! Je n’ai pas prévu de me casser la tête donc pour l’apéro ce sera canapé de tapenade maison et bouchées de saint-jacques en robe de veau mousseux. En entrée : mousse de foie gras au confit d’olives miel et thym, accompagnement : semoule dentelle de trois céréales. Plat principal : bœuf braisé dans son velouté de légumes printaniers (ça veut dire pot-au-feu version deluxe), et comme Jojo est fâché avec le riz, l’accompagnement passe à la trappe – en gros je fais un pain de seigle tressé par personne et je verse la soupe dedans. En plus, ça limite la vaisselle ! Fromage : bon, ben assiette de fromage donc mousse de gorgonzola surmonté de chapelure de tome de pays et chèvre chaud en salade miel-noix, mais Chouchou est allergique aux arachides alors je remplace les noix par des figues confites. Dessert : bavarois aux fraises, mais à la cerise en fait, et mousse au chocolat parfumé lavande, chapeau de meringue bicolore citron vert mangue. Enfin, si je trouve les mangues vu que là ce n’est pas encore le sujet…

Monsieur et madame Larsen avaient perdu toutes leurs couleurs au fur et à mesure de l’énoncé du menu. Ils se regardaient d’un air désemparé. Cuisiner tout cela en neuf heures, à trois ? Elle était folle, certainement ! Ou chef dans un restaurant étoilé. Mais « inconsciente » était le plus probable.

Célestin n’eut pas le cœur de laisser ses deux voisins subir cette épreuve sans venir à la rescousse – encore un coup de son prénom, certainement ! Sa bonté le perdrait ! Il laissa son café à contrecœur et dégota un épluche-légume pour s’atteler à la tâche.

- Maman, tu te souviens de ta confiture de griottes de l’été dernier ? Mais si, celle que nous avions tous adorée au barbecue du quinze août ! Tu saurais refaire la même recette avec des figues ? Papa, tu veux bien faire le bœuf braisé ? Tu le cuisines comme personne ! Non, j’épluche le bazar pendant ce temps, c’est le moins drôle !

La blonde contempla pendant une pleine seconde l’invité qui s’appliquait à faire de petits cubes réguliers.

- Tu n’es pas obligé, tu sais.

- Je devrais te laisser exploiter monsieur et madame Larsen sans ciller ?

- Cela s’appelle l’entraide familiale.

- Dans ce cas, je fais du bénévolat de bon voisinage.

Un fantôme de sourire passa sur les lèvres de la jeune femme.

- Tu n’as jamais coupé les tomates en dés ?

- Si, c’est d’ailleurs ce que je fais.

- À ce rythme, tu y seras encore dans une heure… est-ce que… puis-je te proposer une autre technique ?

Le jeune homme l’observa sous ses sourcils froncés avant de lui tendre le couteau. Voilà. Trente minutes : mademoiselle parfaite devait absolument montrer qu’elle faisait, encore une fois, tout mieux que tout le monde ! Elle n’avait jamais été aussi longue ; à sa décharge, elle avait été sollicitée par le téléphone huit minutes douze (non, il n’avait pas chronométré !). La technique de Kajsa avait quand même le mérite d’être plus efficace que la sienne. Scrogneugneu.

- Tu as compris ?

- Ce n’est pas sorcier : parallèles parallèles parallèles, perpendiculaires perpendiculaires perpendiculaires, quatre-vingt-dix degrés et rebelote. Ce n’était pas supposé être drôle.

- Pardon, mais tu le dis avec tant de sérieux…

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