Chapitre 8 - L'Accident

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“ATTENTION !”

C’est trop tard.

Déjà le camion en face s’engage. Mais ce n’est pas son erreur. Et c’est ça qui me fait me haïr moi-même chaque seconde que je passe hors de ces scènes.

Encore une seconde avant, je te disais à quel point j’aimerais t’envoyer en foyer pour ados difficiles. A quel point tu es insupportable. Combien j’aimerai que tu sois restée la petite fille que nous avions connue. Je te conduis chez ta mère. Pour tes dix-huit ans.

Encore une seconde avant, Frank Sinatra réchauffait la voiture de sa voix de crooner. One For My Baby. La chanson dure 4 minutes et 24 secondes. C’est à 4 minutes et 12 secondes que c’est arrivé. Je me vois regarder la radio, puis le rétroviseur pour te regarder dans les yeux tandis que je te crache ces horreurs. Tu le mérites à cet instant, car je semble horrifié des horreurs que tu me craches aussi. Tu me hais, tu me détestes, tu voudrais ne jamais être née, tu aimerais d’autres parents, tu te fous de ces origamis, de ces peintures, de ces dessins que je t’ai offerts depuis ta naissance.

Malgré tout, je t’ai ressorti ton origami éléphant pour ton anniversaire. Car il signifie quelque chose. Ca signifie que malgré tout, je t’aime ma fille. Et pourtant, je t’emmène droit vers la mort.

“L’un ne va pas sans l’autre. Vous ne pouvez sélectionner vos souvenirs. Malheureusement ça ne marche pas comme cela monsieur, je... oui, j’entends bien. Mais vous vous engagez à cela. Vous ne verrez rien de si réel. Croyez-moi. C’est aussi notre engagement. L’intensité augmente au fur et mesure que votre cerveau rembobine ces instants passés. Le climax se trouve dans cet événement que nous avons tous vécu un jour, ce moment de pression extrême, un souvenir désagréable, violent parfois. Dans votre cas, ce moment sera difficile et... oui, vous revivrez cet accident monsieur je...non, je vous garantis que ce climax est court. Mais votre cerveau est forcé de passer par là. Plus intense il est, plus doux sera la catharsis. Pardon ? L’instant de l’émotion mélancolique. Celle qui a marqué par sa splendeur, son bonheur et sa portée émotionnelle.”

Une seconde trop tard. C’est vrai que le tunnel est sombre. Mais je ne fais pas attention. On saigne du nez tout les deux. J’arrange le rétroviseur tordu et penché pour mieux te regarder. Comme si je souhaite que tu voies à quel point je suis en colère et dépassé par ton comportement. Mais c’est trop tard. A tes côtés, l’origami éléphant.

La voiture dérape. Ou bien est-ce moi ? Je connais la vérité, c’est bien sûr ma faute. Je vois ton visage se cogner contre la vitre, derrière. Si tu t’étais assises devant...Si tu avais attachée ta ceinture... Si je t’avais fait t’asseoir à l’avant...Si je t’avais attaché cette foutue ceinture… On change de voie, le camion en face klaxonne, se déporte mais trop tard. On se trouve parallèle tout les deux, les deux véhicules, et l’arrière de la voiture est écrasé, happé par les roues avant du camion dont les pneus crissent sur la route. Une autre voiture vient cogner contre l’arrière. Tu es piégée, écrasée, disloquée.

Je regarde la scène, mon nez pisse le sang. J’ai la migraine. Je devrais arrêter. Ma tête cogne contre la vitre à gauche et rebondit vers le volant. Je perds connaissance tandis que tu hurles pour échapper au feu, alors qu’une partie de ton corps est emprisonné dans la carcasse. Tu sens chacunes des brûlures, chacune des cassures de tes os.

Je cris, je cours pour te sauver.

Encore.

Mais je ne suis que spectateur de ce souvenir. Je hurle ton nom. Je cris “NON ! NON NON ! SONIA ! Putain pauvre con ! Non, Sonia ! EXCUSE-MOI S’IL TE PLAIT PARDONNE-MOI !” Peut-être un jour parviendrai-je à changer cet instant ? Je suis en face de la voiture, après tout, je cogne le pare-brise, qui, au ralenti, se brise sous mes coups ? ou bien sous la pression des véhicules qui écrasent la carcasse ? Je jure que tu me regardes. J’en suis certain, c’est toi, c’est ton regard qui se tourne vers moi. Mon Dieu ce regard. Mon Dieu, cette douleur. Pitié faites-moi vivre ça à sa place s’il vous plaît. J’hurle en frappant le pare-brise, me voyant inconscient, incapable de l’aider, et la voyant, elle, consumée par les flammes. Un type me sort du véhicule. Mon corps mou, en sang, inconscient, je le regarde m’extirper du véhicule : “ARRÊTES ABRUTIS ! PAS MOI ! C’EST ELLE QU’IL FAUT SAUVER ! NON NON ! SONIA !”

C’est intolérable.

“Non monsieur Jenkins.”

Je suffoque en regardant ces images se dérouler.

“On ne change pas le passé monsieur.”

Ton regard. Je jure que les autres fois, tu ne me regardais pas. Et puis la voix du doc, lointaine.

“Pas plus de trois cycles monsieur Jenkins. Pas plus.”

Ton visage ensanglanté. Ton bras droit qui monte vers le haut sous la pression de la carcasse.

“Signez là, monsieur Jenkins. Là. En bas de page.”

Je jure que tu me fixes. Je jure que ça, ça ne s’est pas passé auparavant. Je jure que je peux changer les choses, oui, j’en suis certain !

“Et nous vous remercions d’avoir choisi notre entreprise MEMO et vous garantissons la bonne conduite du programme PAST : Perfect Assembled Souvenirs and Time.”

Je suffoque. Je frappe sur ce pare-brise. Des vibrations dans mes tympans. Le fracas du carambolage qui se répète. A l’infini. Je me vois frapper sur ce pare-brise à l’infini, en coeur avec le désastre qui, lui aussi, se répète à l’infini. Et à l’infini tu me regardes. A chaque fois, plus intensément. Je le jure. j’en suis certain. Je sais ce que je vois. Je te cris “JE REVIENDRAIS SONIA JE TE LE JURE ! PARDONNE-MOI..!”

La scène s’efface, à mesure que ma fille me fixe de ce regard terrible, au milieu des flammes desquelles, un jour, je saurai la sauver.

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