Nouvelle 39 : LE BUCHERON

3 minutes de lecture

Il avait recommencé. Le son de sa scie me parvenait encore, lancinant, suintant de son jardin à travers le chemin boisé qui séparait sa propriété de la mienne.

J'avais acheté cette maison il y avait peu et elle me plaisait beaucoup. Bien située, dans un ensemble de villas charmantes, la mienne était bien orientée et pourvue d'un jardin suffisamment grand pour en profiter sans subir les inconvénients classiques d'un trop grand terrain. J'avais eu de la chance. Mais ce voisin s'annonçait barbant ! Je dus fermer mes fenêtres pour échapper au chant de ses lames affutées et pourtant geignardes, les garces. Pas une semaine ne passait sans que je ne perçoive leurs plaintes persistantes et acérées. J'en avais les dents agacées, grinçantes, les tempes lourdes, l'humeur assombrie.

Ce n'était plus un voisin, comme on s'attendait à en trouver dans toute banlieue bourgeoise typique, mais un véritable bucheron, et maniaque de l'abattage en plus. Qu'est-ce qu'il allait en faire de toutes ses buches ? Des flambées journalières en plein été ? J'avais visiblement à faire à un amoureux du feu de bois, transi en permanence, une vraie petite vieille ! Où trouvait-il tout ce bois à tronçonner ? Il devait décimer des hectares entiers. Mon Dieu, un killer d'arbres. Le nouveau genre de criminel ! Il allait falloir que je m'en mêle. Je ne pouvais pas laisser faire et je ne supportais plus ces hurlements du métal chauffé à blanc.

Je quittai ma cuisine discrètement et m'avançai vers la haie de lauriers clôturant mon terrain, surveillant le sentier jouxtant celui de mon voisin. Pas question qu'un promeneur me découvre en situation de voyeurisme. Adieu ma réputation toute neuve !

Arrivée dans le chemin, je me glissai le long des chênes le bordant et tentai d'admirer le travail du bucheron. Je me demandais pour combien de temps encore il allait me casser les oreilles. Était-ce sexy, un homme en train de scier du bois, d'ailleurs ? Sûrement moins que de le hacher menu, tiens !

De là où je me tenais, je ne voyais rien. Il avait enclos sa parcelle de panneaux dissimulé derrière une harmonieuse végétation et je ne m'en étais même pas aperçue. Qu'avait-il donc à cacher celui-là ? Il piquait ma curiosité. Tant pis pour lui, je ferai ma mégère et grimperai. Aussitôt dit, aussitôt fait. Je retrouvai mes vieux réflexes et tentai de monter, tel le chat sauvage que je fus, sur ce bon vieux chêne.

Ah, ah ! J'avais perdu de bonnes habitudes, beaucoup de souplesse et pris quelques kilos (doux euphémisme). J'eus bien du mal à grimper en somme ! Mais j'y parvins, ma fierté m’aiguillonnant sérieusement, il faut bien l'avouer. Essoufflée mais victorieuse, je pris une assise assez confortable sur une grosse branche, suffisamment horizontale pour me permettre d'observer à mon aise en contrebas.

Ce fut grâce à sa taille que je restai en place sous le choc. Je tremblais tellement que je crus défaillir. Mon cœur battait comme un fou, il semblait vouloir exploser tous les records existants et sortir vivant de ma poitrine. Mes yeux devaient rouler dans leurs orbites car je voyais tout valser. Je fermai les paupières et retins mon cri in extrémis. Je plantai mes ongles dans le bois à les en briser. Ma tête partit en arrière et je m’assommai à demi contre le tronc.

Je restai alors, à moitié inconsciente, à califourchon sur ma branche, jusqu'à la nuit tombée. Glacée de terreur, je frissonnais et ne parvenais plus à aligner deux pensées cohérentes. Mon crâne me faisait un mal de chien, j'avais mal aux fesses, aux cuisses, je ne sentais plus mes pieds, et mes bras et mes épaules étaient tétanisés par l'effort fourni pour me maintenir sur la branche.

Je me décidai enfin à redescendre. Il n'y avait plus personne en bas. mon voisin avait disparu. Aucune lumière ne filtrait de ses fenêtres, il avait dû sortir. C'était le moment où jamais. Je n'aurais peut-être pas de deuxième chance. Pourvu qu'il ne m'ait pas vue...

Je ne pouvais effacer l'image qui s'imposait, voulant sans pitié se superposer à celles que mes iris me renvoyaient fidèlement pour m'aider à retrouver la terre ferme dans la faible clarté de la lune.

Elle ne voulait pas s'effacer. Un homme entièrement revêtu d'une combinaison penché au dessus d'un corps en partie découpé, sur une grande bâche posée à même le sol.

Fuir, je ne pensais plus qu'à fuir. Je remettrai la maison en vente dès le lendemain et partirai sans attendre...

Annotations

Vous aimez lire Morgazie ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0