Nouvelle 24 : Carnivores

3 minutes de lecture

Elle avait réussi à récolter une poignée de carottes, un citron et trois petites pommes.

Une aubaine en ces temps de famine. Mais elle était vieille et cela présentait quelques avantages. Elle se rappelait les maisons avec jardin ses voisins et ceux qui jardinaient, bêchaient, cultivaient, autrement dit, ceux qui avaient un potager. Évidemment, quand l'épidémie avait gagné la région, ils partirent comme des voleurs, oubliant derrière eux, maisons et jardins, outils et vaisselle, vêtements, meubles et nourriture.

Elle n'avait pas voulu fuir. Trop âgée et personne pour l'accueillir, sauf la mort.

Alors, elle prenait soin de tous les potagers les plus proches, tous ceux qu'elle pouvait arroser, entretenir, compléter s'il y avait des graines, des pousses, des tubercules en réserve. Elle veillait autant que possible sur les arbres aussi, mais que faire de plus ? Elle ne savait pas comment lutter contre leurs maladies, à part les arroser d'eau et de savon noir de ses bras malhabiles et douloureux. Elle en avait sauvé plus d'un comme ça d'ailleurs ! Ils l'avaient récompensée en lui offrant des cerises, des pommes, de toutes petites prunes et même des poires qu'elle dévorait avec délectation. Mais son préféré était ce citronnier, dans son abri, protégé du vent sur trois côtés. Elle le bichonnait, le protégeait et ne manquait pas de lui réserver le moindre engrais qu'elle parvenait à trouver lors de ses recherches. Tout fruit qu'il lui offrait était un luxe, un trésor. Une source inespérée de vitamines. Un passeport pour un surcroît de vie.

La viande, elle s'en passait. Il fallait bien. Elle n'allait pas se mettre à tuer. Pas question. Et elle n'en était pas non plus à vouloir manger des insectes ou des vers de terre ! Beurk ! Quelle idée ! Elle avait entendu ça à la radio. C'était son dernier lien avec l'humanité et son éternelle angoisse. À cause d'elle, elle était sans arrêt en vadrouille, toujours à la recherche de piles. Elle les économisait et n'allumait qu'une heure par jour, par tranche de dix minutes. À chaque fois, elle enlevait les piles. Mais elle devrait tenir ainsi des années, du moins, elle l'espérait ! Ha ha, quelle optimiste elle faisait !

Au début, la peur des rôdeurs la tenait. Elle s'imaginait des voyous qui seraient éventuellement restés pour dévaliser le village. Mais il n'y avait personne. D'abord rassurée, ça l'avait aussi attristée. Elle finirait sa vie vraiment seule, complètement, définitivement, absolument seule. À Dieu va ! Elle avait décidé de s'organiser ainsi, se levant chaque matin pour parcourir le village et fouiller en priorité chaque maison avec potager dont elle se souvenait. Puis, elle avait systématisé ses recherches par rue. Elle notait tout sur un carnet pour ne pas oublier. Forcément, l'âge avait aussi ses petits inconvénients ! Si elle voulait retrouver facilement ses cultures et savoir où et quand retourner pour les entretenir au mieux, elle devait tout écrire et planifier.

Elle s'en sortait bien et avait toujours eu une santé de fer ! Par contre, elle ne s'embarrassait pas d'animaux, ça non ! Pas question d'avoir quelqu'un d'autre à gérer. Et puis quoi encore ! C'était assez difficile comme ça. D'ailleurs, elle se voyait contrainte à les chasser avec sévérité, et de plus en plus ! Les chiens se méfiaient et restaient à distance. Ils la connaissaient. Elle ne les avait jamais aimés, même du temps du village habité. Un petit coup de balai sur le museau, certains s'en souvenaient encore... Mais les chats étaient bien hardis ! Étrange. Elle n'avait jamais vu ça. Plus ça allait, et plus ils s'approchaient, crachant et sifflant. Pour un peu, elle aurait eu peur.

Ce n'est qu'en déverrouillant sa porte, une main sur la clef, son sac contenant les carottes, le citron et les pommes dans l'autre main, qu'elle réalisa qu'on l'observait. D'ailleurs, à bien y réfléchir, on l'avait suivie tout le long du chemin. Elle s'était sentie mal à l'aise, angoissée. À cet instant précis cependant, les ombres l'avaient alertée, elles s'étaient brusquement allongées au bas de sa porte.

La vieille femme lâcha son sac dans un hoquet de surprise et, agrippée à la poignée de sa porte, elle jeta un regard en arrière, tentant d'entrer dans le même mouvement. Mal lui en prit. Chiens et chats s'étaient accordés pour un festin de choix. Ils l'assaillirent, la propulsèrent violemment à terre, dans l'entrée. La porte, secouée par la ruée des carnivores, battait contre le mur. La pauvre femme était morte avant d'atteindre le sol. Son coeur avait lâché sous l'assaut. Chiens et chats n'en firent qu'une bouchée chacun.

Ils n'avaient pas renoncé à la viande.

Annotations

Vous aimez lire Morgazie ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0