Nouvelle 4 : LA MORTE

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Qu'est-ce que... Oh ! Mon pauvre corps. Comme il est pâle. Et maigre. Je ne me voyais pas si décharnée sur ma fin, si proche du cadavre... Je n'ai guère que la peau sur les os. Mes cheveux ressemblent à de la ficelle emmêlée, mes bras sont déjà squelettiques, mon ventre ne délimite plus qu'un vaste espace concave et mes jambes font figure de bâtons ridicules. Quelle mort douloureuse...

Mes pauvres petits, je vous offre un festin bien frugal. C'est tout ce que je pouvais vous donner au bout du compte. Prenez ! Il n'y a personne d'autre à qui offrir mes organes malades. Je ne suis que chair et sang viciés. Vous seuls pouvez en profiter, y puiser de la force. L'ultime source de votre survie. Mangez-moi sans délai, avant que je ne me gâte à jamais, et fuyez !

Ma dépouille ne m'appartient plus, désormais. Elle n'est qu'oripeaux délaissés, une enveloppe ouverte qui aurait laissé échapper son message, un masque tombé bas, un extérieur dont l'intérieur ne retient plus l'envers, une absence révélée.

Je suis ailleurs, maintenant.

Je pars.

« Viens, je t'emmène.

- Où allons-nous ?

- Regarde. »

Elle était morte barricadée dans la belle maison du village, tous ses volets clos, la porte d'entrée et celle de derrière fermées à clef. La maladie et la faim avaient fini par l'emporter au terme de si longs jours de souffrance. Il n'avait rien pu faire car elle en avait décidé ainsi. Elle n'espérait plus, ne croyait plus, ne voulait plus. Mais, elle aimait encore. Oui, elle aimait toujours.

Aussi curieux que cela puisse paraître, elle chérissait les rats. Ces petits êtres que certains redoutent, que tant détestent, elle les appréciait. Des survivants, intelligents et sociaux. Elle les enviait. Dans le bon sens du terme. Elle voyait en eux de la vivacité, de la ténacité, de la socialisation, de l'entraide, de l'organisation, du naturel, du potentiel, du sensible aussi, à l'occasion, selon les rencontres et les individus.

Malheureusement, depuis l'épidémie et la famine qui s'en était suivie, ils avaient disparu. Enfuis. Les malins s'étaient volatilisés. Ils ne se déplaçaient sans doute plus que de nuit. Au début, cela l'avait chagrinée de ne plus les voir. Inquiétée. Elle avait craint le pire, une chasse, une hécatombe, des voisins pris d'une soudaine haine pour ses protégés. Et puis elle s'était calmée. Elle s'était fait une raison. Elle avait réfléchi, s'était mise à leur place, un peu. Elle les avait imaginés plus rusés que les humains, c'était quand-même à prévoir. C'était bien de leur instinct, ça, trouver la faille dans la rébellion de la nature et dans le chaos engendré par la panique humaine et par la désorganisation totale des agglomérations.

Alors elle les avait guettés à la nuit tombée, derrière ses volets, la fenêtre ouverte. Tous les soirs. Elle n'avait rien d'autre à faire. Les siens s'en étaient tous allés. Il ne restait qu'elle dans cette grande maison vide. Peu de provisions, des voisins en armes, prêts à la tuer pour un morceau de pain, qu'irait-elle faire dehors ? Pour qui se battrait-elle ? Non, mieux valait rester entre ses murs, en lieu sûr, en terrain connu. Au moins, elle mourrait chez elle. Là où tous avaient déjà succombé . Elle les avaient placés dans la chambre froide. Curieusement, l'électricité fonctionnait encore.

Il y avait eu Jimmy, si fragile. Son couffin tenait si peu de place... Puis, Tessa, qui avait perdu ses cheveux, ses dents et s'était comme endormie entre ses bras. Elle n'avait eu qu'à la déposer, si légère, adossée au mur de la pièce frigorifique, près de son frère. Elle avait apprêté les enfants et disposé leurs jouets, confortablement, joliment. Aller les voir pouvait être une bonne chose, un soutien, dans les pires moments. Ils étaient si mignons qu'on les aurait dits simplement assoupis entourés de leurs joujoux, Elle les présenterait, dans cette scénette du souvenir, à son mari, un jour difficile. Elle voulait les lui rappeler, raviver l'étincelle dans ses yeux, ramener le père, et l'homme. Mais il l'avait eue par surprise. Il savait que les enfants étaient là, il l'avait aidée à les porter, mais pas plus. Elle seule s'occupait de la nourriture et du rangement. Il n'entrait pas ici. Le jour venu, quand elle ouvrit la porte pour lui, il ne comprit pas immédiatement ce qu'il devait voir, où regarder précisément.

Ce n'est qu'au bout de quelques secondes qu'il analysa ce que ses yeux avaient déjà capturé. Une larme émergea de sa paupière, dévala sa joue hirsute et resta suspendue à ses lèvres mutiques, entrouvertes par le choc. Il avança un bras devenu aussi frêle qu'une brindille et, semblant vouloir masquer de sa main émaciée cette vision insoutenable, il s'effondra, là, sur le seuil.

Parti, lui aussi. Il l'avait laissée, seule, dans cet enfer, et préféré les rejoindre, le bienheureux.




Rien. Il n'y avait jamais rien à voir, dehors. Le lampadaire en face n'éclairait qu'une morne flaque de bitume, soir, après soir, nuit, après nuit. Et puis, elle se laissait un peu aller à divaguer. Le manque de nourriture, évidemment. Somme toute, sa vue n'était pas très bonne de nuit. Alors, elle écouterait.

C'est grâce à ce revirement qu'elle les retrouva. Le bruit de leurs pattes sur le bitume dans tout ce silence... Une symphonie ! Une petite musique de nuit qui la remplit d'aise. Ils étaient bien vivants ! Toujours là ! Elle sut dès lors que son corps serait l'outil de sa dernière volonté. Ses amis, les rats, seraient les derniers auprès desquels elle pourrait faire le bien sur cette maudite terre.

Quand elle sentit son dernier jour se profiler, elle usa ses ultimes forces à desceller de l'intérieur un des volets de sa chambre, à étaler les traces de sang qu'elle laissa en se blessant sur les ferrures, à laisser sa fenêtre grande ouverte quand enfin elle se traîna sur son lit médicalisé, pour qu'une fois morte, son puissant fumet guide, sûrement, ses amis vers leur survie.

«Où dois-je regarder ? Tout est si lumineux, et plein d'amour ! Je ne comprends pas...

- Là-bas, les silhouettes. Elles t'attendent.

- Tessa ? Jimmy ? Josh !»

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