chapitre 24

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La soirée battait son plein, en ce soir d'été. Pour l’occasion, toute la famille élargie était réunie et superbement habillée. Les cousins de la région parisienne nous avaient rejoint, et quelques grands-parents regardaient la piste de danse du fond de leurs chaises rembourrées.

On fêtait mon bac et celui de Loïc. Nos 18 ans à tous les deux et le concours de Bertrand. Leur mère avait eu 50 ans, et on avait rajouté cela à l’occasion.

Ça, ainsi que le futur départ aux USA de mon frère.

Ensemble, les parents avaient loué un morceau de l’abbaye des Vaux de Cernay. Honneur ultime et ridiculement cher, sur lequel j’aurais bien fait une croix. Mais la comédie dont j’endossais le costume avait des prix à payer. Celui-ci en était un.

Au milieu des bâtiments à colombage, et des petites allées de cailloux blancs, les roseraies étalaient leurs parfums capiteux à chaque recoin perdu. Des gens, que je ne connaissais pas, déambulaient en costume trois pièces, avant de disparaître au fond des jardins.

D’autres soirées. D’autres occasions. Un mariage, au loin, dans une aile reculée tout aussi onéreuse, à l’abri de nos regards.

Sous les voûtes de pierre claire, discrètement mises en valeur par quelques lumières douces, l’ambiance était joyeuse et les gens très beaux. La nourriture avait été bonne, et le café restait à servir. Mais les tables repoussées, la piste de danse accueillait à présent tout le monde.

Ma mère et mon père se promenaient souplement, se regardant toujours comme au premier jour.

Aurais-je dû être amer ?

Bertrand avait saisi une cousine éloignée par la taille, et la faisait tourner sous les gloussements de ses copines. Gaël et Loïc se moquèrent, mais reposèrent rapidement leurs yeux amoureux sur leurs propres partenaires.

- Tu ne danses pas ? me demanda la mamie de Loïc, assise à côté de moi.

Comment lui répondre.

Comment lui dire que la seule personne que je voulais étreindre, serrer contre moi, à qui je voulais sourire, et que je ne saurais jamais aimer, m’était défendue.

Que de voir mon frère, bouger au milieu des autres sur la piste, faisant semblant de rire, sans un regard pour moi parce que je l’avais trahi, m’était insupportable.

Que d’imaginer son cœur saigner, comme le mien depuis ce fameux jour, était au-dessus de mes forces.

Oui, j’aurais pu faire semblant moi aussi.

Trouver n’importe qui à embarquer sous le bras, et continuer la farce. Et mettre un sourire sur mes lèvres, pour accompagner dignement la fin de cette époque. Avant d’en commencer une nouvelle. Que j’avais choisie. Et dont je ne pouvais rendre personne responsable. Personne à part moi.

J’aurais pu répondre à cette gentille mamie. Simplement. Oui. Non. Pas envie. Ou fatigué. J’aurais pu inventer.

Mais le souvenir de ce fameux jour empêcha toute réponse. Tout mensonge. Et me donna la nausée.

J’avais toqué à la porte. Et trouvé Yann assis sur son lit. Tuméfié par cette soirée qui avait viré au cauchemar.

Le canal saint Martin avait pourtant été si beau.

Mon ventre s’était tordu, à l’idée du bonheur partagé juste avant le drame.

J’avais pris ses mains dans les miennes. Tentant de ne pas regarder l’anneau identique au mien, en le cachant de mon pouce.

Il tremblait. Le visage vers le sol, je ne vis pas son expression. Juste les larmes qui coulaient en silence sur la moquette. Et laissaient des traces que j’aurais voulu faire disparaître.

Ce que je m’apprêtais à lui dire n’allait pas améliorer son état. Notre état.

- Je vais partir, Yann, avais-je dit d’une voix que je tentais de contenir pour qu’elle ne se brise pas.

Il n’avait rien répondu, se contentant de serrer mes doigts dans les siens. Et de laisser les larmes couler.

- Pour que notre famille n’explose pas, avais-je continué difficilement.

C’était aussi dur à dire pour moi que cela l’était pour lui. D’entendre. D’avoir peur de comprendre.

- Tu me quittes ? avait-il réussi à demander, incrédule, sans me regarder.

- Je t’aime, et je t’aimerais toujours, assenai-je avec un calme que je ne ressentais pas mais qui était nécessaire.

- C’est pas une réponse…

- …

- Combien de temps ? souffla-t-il sans force, au bout d’un long moment.

Comme s’il était vaincu. Comme s’il savait, que tenter de me raisonner ne servirait à rien. À moins qu’il ne soit, de son côté, arrivé à la même conclusion. Bien qu’il lui en coûte. Bien que cela le déchire, comme ça me torturait.

- Aussi longtemps qu’il le faudra pour que notre relation redevienne fraternelle, avais-je articulé péniblement, en sentant mes joues se mouiller à leur tour.

Et chaque mot, chaque syllabe, me marquer au fer blanc.

J’en sentais encore la douleur, aujourd’hui. Et la brûlure qui ne me lâcherait jamais.

Et qui ce soir me transperçait comme jamais. Alors que cela ne datait à peine que de quelques semaines.

Il fallait que je sorte de cette salle surchauffée. Ou trop de joie m’éclaboussait. Alors que j’abritais un tombeau.

Je ne fis pas attention aux autres, aux danseurs énergiques, aux couples aux bras soudés qui virevoltaient. Aux regards qui ne me virent pas quitter la pièce.

La nuit accueillit ma fuite, mon costume sombre se fondant dans l’obscurité. Une allée, un carré de roses. Et un recoin à l’écart, où je m’écroulai pour libérer mes larmes.

Pour libérer l’agonie, à l’idée de cet avenir. Face à l’injustice du sort, qui avait fait de l’homme que j’aimais un être interdit.

Les sanglots déchirants sortaient sans retenue, à l’abri des regards. Caché, je n’avais pas à faire semblant.

Je restai un long moment, dans la pénombre, à vider mon cœur et ravaler mes sentiments.

Toujours recroquevillé, j’avais bien conscience qu’il faudrait que je me relève. Pour reprendre le cours de ma vie, avant qu’on ne s’interroge sur ma disparition. Même s’il y avait de fortes chances pour que l’alcool et la fête les fassent m’oublier.

À l’angle du cloître où je me terrais, Yann apparut alors.

Visage impassible et froid, allure droite. Avant de me voir et de tomber le masque. Mon cœur bondit. Comme à chaque fois. Même si c’était sans doute la dernière.

- Tu es là… souffla-t-il soulagé, en me redressant dans ses bras.

Du bout des doigts, il séchait mes larmes. Caressait mes joues, avant d’y déposer ses lèvres.

Je le serrai contre moi.

- C’est dur, hein... dit-il tout bas à mon oreille.

Je hochai la tête, incapable de répondre. Ses bras se raffermirent autour de mes épaules.

- C’est pour ça que je m’en vais loin. Je ne suis pas capable de te voir ou de faire comme si de rien n’était, si je ne peux pas être avec toi. Te savoir si près, et pourtant ne pas pouvoir… Jouer à la famille parfaite tout en combattant l’envie de t’enfouir au fond de moi, c’est… au-dessus de mes forces, ajouta-t-il d’une voix nouée.

À la lueur de la nuit dans ce cloître désert, nos corps debout, serrés dans une embrasse qui ne semblait pas finir, je goûtais pour la dernière fois son odeur. Sa chaleur. L’amour de celui qui n’aurait jamais dû être mon frère.

- Longtemps, c’est toujours ? murmurai-je d’une voix éteinte dans le creux de son col.

Il s’écarta de moi pour mieux me regarder. Je ne sais ce qu’il voyait de mon visage, ni quelle couleur avaient pris mes yeux, éclairés par la lune à cette heure de la nuit.

Lui était simplement tel que je l’aimais. Beau à couper le souffle, grand, le visage mangé par des yeux brillants qui me dévoraient.

Il était tel qu’il resterait à jamais. Gravé dans ma mémoire.

Une tendresse infinie s’empara alors de ses traits, lorsqu’il répondit simplement :

- Longtemps, c’est toujours.

Et ses lèvres se posèrent sur les miennes.

* * *

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