Chapitre 15

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Les vacances continuèrent, tranquillement, oscillant entre les jeux, les fous-rires, et les soirées diversement occupées.

Nous trouvions toujours le moyen de nous éclipser avec Yann. Les espaces, le temps, entre nos câlins, semblaient marquer le rythme des jours et des nuits. Alors qu’auparavant j’attendais le soir, je profitais à présent de mes journées, caché dans des recoins sauvages et perdus. Je n’ai jamais autant visité la Bretagne que cet été-là.

Nous prétextions des courses sur le vieux port de la Trinité sur Mer, un tour au marché de Saint Pierre Quiberon, un réglage de nos cerfs volants sur la plage ou des bourriches d’huîtres à récupérer aux parcs ostréicoles du coin.

Les criques de Saint-Colomban, les eaux translucides de Pen-hir, accueillirent nos corps-à-corps cet été-là.

J’aimais retrouver son ventre, brûlant et doux. Ses bras. Et la peau si tendre qu’il me laissait toucher. Il n’y avait pas d’ordre. Rien d’établi. Tout ce qui pouvait étancher notre soif, notre besoin de l’autre, était bon. Nous avions des années de manque à rattraper. Tant de temps perdu à gommer. À combler. À remplir de l’autre, comme si demain ne devait jamais arriver. Avec avidité, il se jetait sur ma bouche dès qu’il le pouvait. Ce que je lui rendais bien.

Je le prenais en photo, l’inscrivais sur ma rétine comme pour ne jamais l’oublier. Pour graver à jamais son sourire sur son visage lorsqu’il me regardait.

Je sentais mon cœur battre, vivant, énorme dans ma poitrine. J’avais la sensation de porter mon bonheur en bandoulière, visible comme jamais pour qui me connaissait.

- Tu as les joues toutes roses, me dit un jour ma mère. Le soleil te va bien.

J’avais souri, ne pouvant lui expliquer à quel point, oui, j’allais bien. Je n’en éprouvais même pas de gêne. Parce que je savais que jamais elle ne saurait rien. Et qu’elle n’aurait pas à s’inquiéter de devoir choisir où porter son allégeance, en cas de conflit.

Les soirées s’écoulaient au rythme des repas ou des sorties.

Ma tante nous rappela la date du feu d’artifice un après-midi. Très vite, il fut décidé d’aller le voir depuis la jetée à Quiberon. De là, on verrait toute la baie.

- Peut-être qu’on apercevra aussi ceux des autres villes de là-bas, dit mon cousin Gaël en réfléchissant à voix haute.

- Mouais, mais normalement c’est le 14 Juillet que ça se tire, répondit mon oncle ronchon.

Comme d’habitude, personne ne l’écouta.

On décida de passer la soirée en terrasse au bord de la mer, avec les cousins, avant de rejoindre les autres.

Les lumières de couleurs accrochées aux pergolas en fer forgé égayaient l’atmosphère. Tout était chaud, gai, et joyeux autour de nous.

- Eh les gars, vous avez vu la serveuse ? Je kiffe les cheveux longs en queue de cheval, bava Bertrand en reluquant derrière le comptoir.

Il commanda une tournée en faisant de grands gestes censés attirer son attention, à défaut de sa pitié. Je ris en moi-même sans lui montrer. Je pouvais me permettre d’être généreux et ne pas l’enterrer, vu que mon propre bonheur avait collé sa jambe à la mienne sous la table.

Il était chaud, si près, si présent que je n’avais qu’à tendre la main pour le caresser.

- Moi je préfère les cheveux courts, répondit Yann nonchalamment, en épongeant la table où Bertrand avait renversé le bol de glaçons. Genre coupé aux oreilles. Je trouve ça… irrésistible.

- C’est drôle que tu dises ça, répondit Gaël, je t’ai jamais vu avec une fille comme ça.

- C’est parce que je ne suis pas assez fou pour vous présenter. Elle s’enfuirait en courant !

- Ah !!! Yann a quelqu’un ! Première nouvelle ! s’exclama Bertrand, perdant de vue un instant la serveuse qui l’ignorait de toute manière.

- Je ne vois pas en quoi c’est surprenant ? répondit mon frère tranquillement en réclamant d’un geste un nouveau lot de serviettes en papier.

- C’est clair, dit Loïc à son frère, c’est pas comme si toi, tu avais une copine… ! Yann il a de la classe, lui.

- Enfoiré, répondit Bertrand en réfléchissant, les yeux retrouvant le chemin du comptoir machinalement. OK, ok, je vous propose un petit pari, alors.

- Au secours, murmurai-je malgré moi.

- Le premier de nous, en dehors de Yann, qui se chope une meuf, a gagné.

- Je refuse, dis-je à voix haute voix cette fois-ci.

- Et pourquoi ? demanda Bertrand, étonné.

- De un, parce que ça ne veut rien dire. Tu peux juste décider d’embarquer la première qui voudra de toi, ça servira à quoi ? Et puis ce n’est pas très respectueux pour elles.

- Tu as peur de perdre, fit Bertrand d’un air suffisant sans m’écouter.

- Et de deux, ajoutai-je sans me démonter, parce que moi aussi j’ai quelqu’un.

- Menteur, répondit Bertrand en vrillant son regard au mien, l’air sûr de lui.

- Je ne mens pas, dis-je en me calant dans ma chaise, les jambes croisées.

- Je ne t’ai jamais vu envoyer des tonnes de messages tous les jours, ni passer des heures au téléphone.

- C’est pour ça que tu es toujours célibataire, se moquèrent Loïc et Gaël en lui donnant une tape dans le dos. Ça ne s’appelle pas sortir avec quelqu’un, ça s’appelle du harcèlement, mon grand ! Et puis, venant de Niels, ça ne m’étonne pas. Autant Yann a de la classe, quand il se tait et arrête de faire n’importe quoi, autant Niels… c’est le genre de mec qui rien qu’en restant là, peu attirer le regard de n’importe qui. Le mystère des grands silencieux, peut-être ?

- Vous êtes trop cons, pff… bougonna mon cousin en se collant à son dossier lui aussi, de l’autre côté de la table.

- Allez, lâchai-je magnanime, si tu veux on peut lancer le pari pour toi. Si tu arrives à faire craquer la serveuse, je te présenterai ma copine.

Il haussa les sourcils, dubitatif.

- Mouais. Autant dire que j’ai aucune chance…

- Ah faut pas être défaitiste, rit son frère en se tenant les côtes, faut peut-être revoir le niveau pour Bertrand. Il vise pas si haut vous savez… !

- Bon, puisque vous avez décidé que ma compagnie n’était plus satisfaisante, je m’en vais comme un Prince, dit-il son verre à la main, en s’en allant vers le comptoir.

- Vous croyez qu’on l’a vraiment vexé ? demanda Gaël l’air soucieux.

- Non, répondit Yann un sourire à la bouche. Je parie qu’il va quand même tenter de faire le lourd auprès de la fille à la queue de cheval, mais qu’il ne veut pas qu’on soit témoin si jamais ça foire.

- ça foirera, dit Loïc, blasé.

- Vous êtes dur avec lui, dis-je, un relent de remords montant en moi subitement.

- Il l’a cherché, répondit son frère, avec ses airs de grand prince, il est parfois cassant sans s’en rendre compte.

Je regardai Bertrand au comptoir, qui avait entrepris la serveuse d’une série d’histoires qu’elle avait sans doute déjà entendu mille fois.

Je me fis la réflexion que j’espérais qu’elle était bien payée, pour accepter de subir ce genre de chose quotidiennement. Mais bon, c’était son choix. Personnellement, j’aurais fait semblant d’écouter, ponctuant poliment de petits sourires de temps en temps. Avant de m’excuser, et de m’en aller m’occuper de tables ou de clients sympas.

Elle avait choisi une autre option. Je la vis lui faire de grands sourires, qui ne touchaient pas ses yeux. Elle l’encourageait à raconter, en le resservant. Elle faisait semblant d’écouter, elle aussi, mais de temps en temps le frôlait en le servant.

Je voyais son visage à lui s’épanouir, au gré de l’espoir qu’il semblait déceler dans l’évolution de sa conquête. Et de l’épuisement de sa carte bancaire.

- Cette fille est fantastique, dis-je au bout d’un moment de contemplation silencieuse.

Yann releva la tête rapidement, vaguement pas content. La désignant, je lui dis à l’oreille:

- Tu vois avec quelle assiduité elle remplit son verre, alors qu’elle bave sur le mec à l’autre bout du comptoir ? J’ai pitié de Bertrand. Je vais aller le chercher.

Je me levai, et fendis la foule pour tenter de récupérer mon cousin avant qu’il ne touche le fond du gouffre des désillusions.

Je me glissai à ses côtés tandis que la fille lui proposait de le resservir.

- Bertrand, on va y aller. On a rendez-vous avec les autres, tu viens ?

- Allez-y, je vous rejoins. Ça vous dit Mademoiselle ? Une petite virée sur la jetée au bras d’un valeureux et fier chevalier ?

Il avait dit ça sans se démonter, l’air parfaitement sérieux. Je levai les yeux au ciel inconsciemment. Je croisai le regard de la serveuse qui me fit un clin d’œil intéressé, et me supplia silencieusement de l’embarquer avec moi.

J’empoignai son coude, et tirai dessus. Il ne bougea pas, l’andouille.

- Bertrand, tu as gagné ton pari. Elle est folle de toi, ajoutai-je en dévisageant la serveuse d’un regard impérieux.

La fille se baissa par-dessus le comptoir, et embrassa mon cousin devant tout le monde d’un long baiser sonore.

- Allez, fier chevalier, il est l’heure d’accompagner ces messieurs en croisade, le congédia-t-elle. Soyez prudent, et chevauchez grand train !

Je souris franchement, en embarquant mon boulet sous le bras. Finalement cette fille avait ce qu’il fallait pour tenir son rôle.

À l’air libre, la nuit tombée, il mit un moment à regagner ses esprits un peu imbibés. Nous nous efforcions de ne pas rire, mais je savais que cette soirée resterait un sujet de blagues pendant un bon moment.

À côté de moi, Yann était calme. Il semblait avoir envie de se coller à moi. Je le sentais marcher tout près, exprès. Dans la foule qui se pressait à présent sur la jetée, je frôlais souvent sa main. Et la saisissais quand je le pouvais.

J’avais envie, soudain, de jeter mes cousins et ma famille quelque part dans la foule, et de m’enfermer dans ma bulle avec lui. J’avais envie de sentir ses bras autour de moi, dans mon dos. Rien que nous deux pour regarder le feu d’artifice. Un jour, sans doute, cela sera possible. Lorsque nous serions suffisamment âgés pour choisir de ne plus suivre notre famille.

Je sentais sa frustration à lui aussi. Son envie de s’éclipser pour n’être plus que tous les deux.

Les gens s’immobilisèrent, les murmures amplifiant alors que toutes les lumières s’éteignaient. J’entendais encore mes cousins se moquer de Bertrand, à quelques pas de là, mais je n’écoutais plus.

Je sentais mon frère derrière moi. Ses mains sur mes hanches, cachées dans les poches de mon sweat. Je collai mes fesses contre lui pour éliminer tous ces espaces trop grands entre nous. Il me serra davantage contre lui, autant que ses mouvements le lui permettaient.

Et alors que la nuit s’éclairait de couleurs, je calai ma tête contre son cou. Tout le monde avait les yeux en l’air. Ça pouvait passer pour normal.

Sauf que ce contact nous électrisa tous les deux. Je le sentis à sa respiration. À son nez qu’il blottit dans mes cheveux. À ses doigts contre ma peau, sous mon sweat. Qui ne voulaient rien d’autre que de m’écraser contre lui, pour m’engloutir dans son étreinte.

Je goûtai ma souffrance de ne pas pouvoir faire ce que je voulais. De ne pas pouvoir, librement, le saisir contre moi, et l’embrasser comme j’en avais envie. Cette retenue me coûta. J’en sentis la saveur amère sur ma langue. Dans ma gorge. Je glissai mes mains à la rencontre des siennes. Et les serrai fort. Très fort. Il répondit à l’identique. Comme rempli d’un désespoir nouveau, que je ne lui connaissais pas. D’un désir si difficilement maîtrisé qu’il en était douloureux.

Me retournant, le spectacle pas fini du tout, je lui glissai alors à l’oreille :

- Viens. J’ai déjà vu assez de feux d’artifice dans ma vie pour pouvoir louper celui-là. Je veux les perdre pour une heure, quelque part sur la plage.

Illuminé par les gerbes multicolores, son visage parut enfin se ranimer. Je l’avais déjà souvent dit. Et pensé. Mais j’étais fou de Yann. Et je doutais qu’il existe quelque part un être capable de me rendre dingue comme lui.

* * *

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