Chapitre 6

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Le truc que je préférais en vacances, c’était la voile.

On louait depuis plusieurs années des catamarans, et nous avions l’habitude de nous chambrer entre cousins. Et de faire des courses entre nous.

Les autres n’étaient pas mauvais, mais notre tandem avait un sens de la gagne sans précédent. Nous n’aimions pas perdre.

Sans doute que l’excitation nous gagnait plus que les autres. Ou qu’inconsciemment, nous étions heureux d’avoir une existence à deux, reconnue aux yeux de tous.

Les gages pour les derniers arrivés dépendaient de l’humeur des gagnants.

Mais ce n’était jamais anodin.

Une année nous avions dû mettre « plaît-il » dans toutes nos phrases pendant 2 jours. C’était pas difficile, mais sacrément lourd. Lorsque ce fut le tour de Loïc et Gabriel, ils durent se déguiser en fille pour aller séduire des mecs au hasard sur la jetée, le long de la mer. Ils nous ont détestés… !

Une fois, j’avais chargé Bertrand et Gaël, nos plus féroces adversaires, de ramener les courses de la semaine en n’utilisant que les petits doigts. Et à pied. Ils avaient mis toute la matinée pour revenir…

Je pense qu’on était tous attendus au tournant cette année.

Cet après midi là, on avait récupéré tout le matériel à l’école de voile pour équiper nos bateaux.

Il faisait beau, et le vent était prometteur. Yann, comme toujours, vannait les cousins sur leur déculottée à venir. Moi j’étais juste bien. Les pieds dans le sable blanc, je riais, le soleil dans les yeux et la main en visière.

Je surpris son regard sur moi. Il s’était arrêté de parler un instant. Comme coupé en plein milieu d’une phrase.

- Tu disais quoi Yann ? demanda Gabriel en lui jetant une poignée de sable. Le dernier arrivé fait la vaisselle pendant une semaine ? C’est pourri ça…

Mais Yann eut du mal à répondre. Ses yeux toujours sur moi, il avait perdu le fil. Je le sauvai :

- Oui, mais avec les mains dans le dos !

- N’importe quoi ! reprit Loïc. Décidément ça tourne pas rond chez vous les Kilmann… Bon on y va ?

- Ne crois pas qu’on va te laisser gagner comme ça ! dis-je en entraînant le beau brun qui rêvassait toujours. Pas question de faire les frais de ta vengeance. Ya-âne, tu viens ? Pas question de perdre cette année !

On mit les bateaux à l’eau. Yann prit la barre, parfaitement à l’aise. J’étais à l’écoute de foc, devant. Le bateau gîtait bien, on avançait vite. Avec un peu de chance on aurait distancé les autres avant même la sortie du port.

La main dans l’eau, j’attrapai machinalement des algues. Jouant avec un moment, il me vint une idée.

Je coinçai mon écoute au taquet, et me rapprochai de Yann à l’arrière.

Il ralentit l’allure pour ne pas nous déstabiliser. J’approchai encore, en essayant de ne pas sourire.

- Que me vaut ta visite ici ? demanda-t-il prudent.

Il n’était pas dans mes habitudes, alors que j’avais déclaré plus tôt que je voulais gagner, que je fasse n’importe quoi en course.

- ça !

Je lui remplis la bouche d’algues en éclatant de rire.

Il cracha tout ce qu’il put en me traitant de tous les noms.

- C’est pour les escargots dans ma salade de ce midi ! dis-je en regagnant l’avant du bateau, bien content de moi.

Il continua à cracher pendant un moment, ruminant sa vengeance en me regardant la tête en biais.

Il donna alors un coup de barre, et fit naître une monstrueuse gerbe d’eau qui me recouvrit entièrement.

Je crachai l’eau salée, et essorait mes cheveux.

- Bon, c’est bien joli tout ça, mais regarde où on est ! On est tanqués dans le port, en direction de la plage, fis-je semblant de râler.

En effet, nous étions à l’arrêt, les voiles en berne. Les cousins qui nous avaient dépassé depuis un moment se moquèrent de nous, à distance :

- Les Kilmann, vous traînez ! Finalement elle me semble pas mal cette idée de vaisselle avec les dents!

Je grommelais :

- Ça se jugera à l’arrivée… J’espère que t’es prêt, Yann, car là on est mal barrés.

Il me regarda en biais et demanda :

- T’es pas fâché j’espère ?

Je lui rendis son regard. Pas facile de lui en vouloir ! En plus, j’avais commencé nos bêtises…

- Non.

- Ah ah, j’aime mieux ça !

Il réfléchit, fit demi-tour, et me lança, soudain sérieux :

- Sors le Spi et prépare-toi à te mettre au rappel. On va les sécher sur place. On a vachement de retard, mais laisse faire le maître !

Je ris, content de le voir à nouveau dans la course. J’installai la voile supplémentaire et accrochai le filin de sécurité à l’anneau autour de ma taille.

Je récupérai les écoutes d’une main, et d’un coup de pied, je bondis les jambes tendues sur la coque à son signal.

- Yahooo !!! J’adore ça ! Pas de blagues, hein ? lui demandai-je en me disant que ça aurait été une de ses fameuses idées que de m’envoyer dans le décor sur un coup de barre bien placé. Avec le Spi, vu la taille du machin, au moindre écart un peu sec j’étais bon pour un joli vol plané.

Mais il avait l’air sérieux. Les yeux plissés vers le large, concentré sur sa stratégie, je me perdis dans sa contemplation.

Même ici la bulle fonctionnait. Il dut capter mon regard, car le sien s’accrocha au mien. Comme toujours.

Je sentais le goût du sel sur mes lèvres. Me disant que les siennes avaient sans doute la même saveur.

Il me mangeait du regard aussi. Mes cheveux blonds dans le soleil, mon air d’extase alors que nous filions à toute allure, mon corps tout entier en extension à l’extérieur du bateau.

- Tu as l’air d’un oiseau, me dit-il soudain, couvrant le bruit du vent.

- Un échassier, alors, t’as vu la taille de mes ailes ! dis-je en écartant les bras.

- Ce que tu veux ! Un truc majestueux en tous cas. On dirait que tu vas t’envoler d’un instant à l’autre.

Je souris. Avec lui à mes côtés, je n’avais envie d’aller nulle part. Et je n’étais pas sûr qu’il me laisse faire, d’ailleurs.

J’allais détourner la tête pour réviser mes réglages, mais il ne me lâchait toujours pas des yeux. Je ressentis le lien. Qui vibrait entre nous. Puissant. Intense.

Comme si toute distance entre nous était intolérable.

À m’en couper le souffle.

Lui aussi, sous le soleil, il était beau à en tomber.

- Niels… Je…

Il n’eut pas le loisir de terminer sa phrase. Une vague plus grosse que les autres l’obligea à donner un coup de barre violent.

Tout se passa en une fraction de secondes.

Le bateau pivota. Le vent s’engouffra dans le spi avec force. La coque sous le vent plongea dans l’eau, entraînant le mât avec lui. Le catamaran se coucha brutalement.

Je volai par-dessus bord.

J’entendis Yann crier mon prénom alors que j’étais projeté dans l’eau à toute vitesse.

Tout était noir. Mes tympans hurlaient sous le choc. Je me débattais avec la sangle qui me retenait prisonnier. Mes poumons brûlaient, et je n’arrivais toujours pas à me détacher. Je tentai quand même de remonter pour respirer, mais la voile faisait ventouse avec la surface.

Sanglé au bateau sous l’eau, et incapable de repousser la voile collée.

Je paniquai.

Ce n’était pas possible.

C’était trop débile de finir comme ça, noyé.

De l’air… vite...

J’entendis mon prénom. Hurlé. Répété à l’infini d’une voix remplie d’angoisse. Comme étouffée. Venue de loin. De très loin. De trop loin.

J’eus l’impression de sombrer.

Je finis par me débarrasser du harnais les mains tremblantes, et donnai des coups de pied pour remonter vers la surface.

Mais j’avais perdu trop de temps. Trop d’énergie.

Je n’avais plus d’air.

Je n’avais plus de force.

Je ne voulais pas finir comme ça.

Il me semblait toujours entendre mon prénom, répété à l’infini. Qui m’appelait.

Je devais tenir et lutter. Me concentrer sur celui qui m’appelait.

Parce que par dessus tout, Il était celui que je n’accepterai pas de perdre.

Je ne finirais pas ici. Pas aujourd’hui.

Encore un effort...

On m’attrapa le bras, et on tira de toutes ses forces pour me ramener à la surface.

La tête hors de l’eau, je remplis mes poumons en feu. J’eus du mal à reprendre mon souffle. J’étais vidé et mon cœur cognait comme jamais, de peur.

L’adrénaline me gagnait. Finalement. J’avais failli y rester. Merci mon Dieu...

Je toussai, la gorge à vif, sans bien savoir où j’étais.

Mais j’étais sorti d’affaire.

À côté de moi, accroché à la coque du bateau d’une main, Yann ne m’avait toujours pas lâché.

Il était livide.

- ça va ? finit-il par dire d’une voix rendue rauque par l’émotion .

Je hochai la tête rapidement. Il ne me crut pas. Dans ses yeux, il n’y avait plus de jeu. Ils étaient noirs. Abyssaux. Il serait revenu des Enfers, il aurait eu meilleure mine.

- La vache, tu as vu ta tête ? On dirait que c’est toi qui as failli te noyer… ! tentai-je pour le dérider.

Cela ne fonctionna pas. Il était toujours aussi grave. Je lisais une terreur pure en lui. Comme si lui aussi, avait été sous l’eau. Avec moi. Comme si lui aussi, avait failli mourir, coincé et incapable de remonter. Il avait les larme aux yeux.

J’attrapai alors son visage de ma main libre, et caressai sa joue du pouce.

- Je vais bien. Grâce à toi.

Il se contenta de rester agrippé à mon bras en me dévisageant. Comme si me lâcher revenait à me perdre pour toujours. Sa mâchoire tendue ne se desserrait pas.

- Merci, ajoutai-je en calant mon front sur le sien. Sans toi, j’y passais…

Il relâcha enfin mon bras. Pour m’attirer complètement à lui, m’embrassant sur la joue.

Avec moi dans ses bras, preuve que j’étais toujours en vie, il s’autorisa à se relaxer un peu.

- J’ai cru que je t’avais perdu … souffla-t-il à mon oreille, avant de m’embrasser à nouveau sur la joue. Dans le cou. Et de me serrer contre lui à s’en faire mal.

Je récupérai son visage dans ma main, et plantai mes yeux dans les siens.

Et, sans hésiter, je collai mes lèvres sur les siennes.

J’avais toujours hésité. m’étant demandé si c’était… normal… autorisé. Ce qu’il en penserait. Si nos relations changeraient. S’il m’éviterait. Si je réduisais l’infime distance qui restait entre nous, il me faudrait renoncer à tout. À ma famille. À mes rêves. À protéger ma mère, si elle devait apprendre.

Mais à cet instant, il n’y avait plus aucun doute en moi. J’avais été si proche de la mort… Et j’avais mis le doigt sur mon plus gros regret. Celui de ne jamais avoir osé.

Oui il pouvait me rejeter. Il pouvait se trouver choqué. Dégoûté. Ou au contraire me laisser faire. Par compassion. Par empathie. Ou par pitié. Avant de se reculer et d’expliquer. Que ça ne pouvait pas se passer comme ça.

J’aurais pu réfléchir à tout ça. Si j’avais eu les idées claires.

Mais je me contentais de l’embrasser. De me souder à lui. Le coeur explosant dans ma poitrine. Bruyant. À m’en rendre sourd. Hors d’haleine.

Il attrapa ma nuque et me colla, lui-aussi, contre lui.

L’électricité passa entre nous aussitôt, nous traversant des pieds -gelés- à la tête.

Notre premier baiser dura une éternité.

Aucun de nous ne voulait rompre ce moment.

Je ne peux pas dire que je n’avais pas rêvé de cet instant. Mais je n’avais jamais rien calculé. Arriverait ce qui devait arriver, entre nous.

Mais ce fut comme une évidence. Tout ce que nous avions retenu, de peur, de honte, par respect, fut dévoilé à cet instant.

Je fermai les yeux. À poings fermés. J’aurais préféré retourner sous l’eau, proche de la noyade, plutôt que de me priver de lui.

Il était mon oxygène. Celui qui me faisait tenir debout. Il était le sens que je donnais à ma vie.

Si tout devait me manquer à nouveau un jour, il était la seule chose que je n’abandonnerais pas. Et pour laquelle je me battrais.

Lorsqu’il rompit notre étreinte, il avait les yeux brillants. Fous. Ivres d’un bonheur inconnu et enfin accessible. Il paraissait soulagé, aussi. Pas simplement de m’avoir sauvé. Mais plutôt comme s’il n’y avait plus aucune barrière. Aucune peur. Plus de retenue. Et qu’il aimait ça.

Mes craintes s’envolèrent définitivement.

- Tu es salé ! fut tout ce qu’il trouva à me dire.

Je ris. Il était beau de bonheur.

Sans doute que moi aussi, car il n’arriva pas à se détacher de moi.

Mais alors que j’éternuai, il redevint sérieux un instant.

- Bon, on remet tout ça en place, et on rentre? demanda-t-il en désignant le bateau chaviré.

- Ok. De toutes façons, on ne les voit même plus tellement ils sont loin.

- Hum… On avait à peine dépassé le port avant de lancer le spi, alors foutu pour foutu… dit-il d’un air pas désolé du tout.

Je souris en saisissant l’écoute de la grand-voile, prêt à tirer pour sortir le mât hors de l’eau. J’avais encore les poumons en feu. L’effort m’arracha une grimace.

- Je ne suis pas d’accord avec toi, dis-je.

Il me regarda sans comprendre. Je précisai :

- Je pense, au contraire, que je me souviendrai de cette journée toute ma vie ! précisai-je en tirant un coup sec sur la corde.

Le mat suivit brutalement et le bateau se redressa.

Yann fut complètement éclaboussé mais se contenta de secouer la tête en souriant.

- Toi et tes surprises, dit-il en parlant de la douche supplémentaire que je venais de lui offrir, Tu ne perds rien pour attendre !

Nous remballâmes le spi, et lors du chemin du retour vers le port, aucun de nous deux ne parla beaucoup.

Mais il n’y avait pas de tension. Elle avait été évacuée dans l’eau. Côte à côte, les mains nouées, nous laissâmes le vent nous ramener, tranquillement.

Sans grande surprise, nous étions arrivés les premiers. Les autres mettraient une bonne demi-heure avant de nous rejoindre.

Nous nous sommes débarrassé du matériel à l’école de voile sans attendre. Lorsque nous fûmes seuls dans les vestiaires pour changer nos habits trempés, Yann vint se coller derrière moi pour m’enlacer.

- Tu me feras penser à ne plus jamais sortir le spi…

Je sentais tout son corps contre le mien, dans mon dos. Je posai mes mains sur les siennes, et tournant la tête, je l’embrassai sur la joue.

- La prochaine fois, c’est moi qui prendrai la barre, tu veux dire !

Je le sentis sourire dans mon cou. Il ne se dégagea pas de sa position. Au contraire. Il me fit pivoter, toujours dans ses bras.

Notre second baiser, torse nu contre torse nu, fut moins mouillé. Et moins angoissé.

Mais nous le voulions tous les deux autant.



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