Chapitre 2

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À y repenser, des années après, dans cette maison, tout était grand.

Il n’y avait pas assez de meubles pour couvrir tous les murs, et pas de tapis pour cacher le dallage. Des cadres de la taille d’un frigo enfermant des reproductions, d’anciennes affiches, ou bien même des peintres connus pour ce que j’en savais, discutaient silencieusement de part d’autre des pièces.

Le salon était si gigantesque qu’il paraissait engloutir tout ce qu’il contenait. Un grand canapé en cuir noir, une table basse en verre, et des livres. Des livres partout. En pile, à côté de l’accoudoir, le long de l’escalier. Partout.

J’avais peur de faire du bruit en marchant. Peur d’être vu, comme un canard sur un lac par un beau matin d’hiver sans brume. Dans cette immensité, je me sentais à découvert.

Ma mère était confiante. Je le savais à sa manière de se détacher de moi, elle qui d’habitude maintenait une sorte de lien invisiblement puissant avec moi. Mais là, point de lien. Un regard, un sourire, un soulagement sans doute, passait encore entre nous. Mais je ne voyais plus la barre soucieuse entre ses sourcils.

Si elle allait bien, pouvais-je moi aussi aller bien ?

Le garçon – mon futur frère - qui s’appelait Yann, paraissait renfermé, oscillant entre résignation et appréhension visible. D’abord hésitant, il m’emmena avec lui gravir les marches vers son pigeonnier royal. J’étais nerveux. La nouveauté, peur d’être rejeté. Et s’il ne m’aimait pas ? Et si l’après midi se passait mal ? Et si nous ne jouions pas aux même jeux, ne riions pas aux mêmes blagues du fait de notre différence d’âge?

Mes angoisses furent balayées en un clin d’œil dès qu’il ouvrit la porte.

Des coffres partout qui débordaient, mal fermés. Un lit cabane, avec des rideaux à rayures bleues et rouges. Des étoiles phosphorescentes collées au plafond, un peu n’importe comment. Un télescope, pointé vers le ciel devant la fenêtre sous les combles, avec les traces de doigt de quelqu’un qui s’en servait souvent. La couette était mal mise, comme s’il avait été forcé de ranger sa chambre et s’y était pris à la dernière minute.

Des photos, collées sur la porte de son armoire, témoignaient de vacances en famille, et d’un chien qui visiblement n’était plus là.

Je m’étais approché sans m’en rendre compte, la chambre me donnant le tournis. Il y avait tant de choses, de jeux, de souvenirs… de sécurité dans cet endroit que je n’arrivais à m’accrocher à rien, tant j’avais envie de tout essayer. Dans mon dos, Yann n’avait pas bougé et semblait très content de trouver le chambranle de la porte pour compagnie.

Je me retournai, un sourire jusqu’aux oreilles. Me laisserait-il toucher à quelque chose ?

Il haussa les épaules, toujours raide.

- C’est pas terrible, hein, mais j’ai un bateau pirate que j’ai construit moi-même avec des bâtons de glace. Si tu veux, on peut lui fabriquer un radeau et un ponton pour accoster? proposa-t-il timidement.

Je sautai de joie, les yeux pleins d’étoiles. Une joie nouvelle. Un plaisir inconnu se répandait en moi.

Le soir tomba sur ma première journée dans la grande maison sans que je ne m’en aperçoive. Yann avait comme moi baissé la garde sitôt la porte refermée sur nous. Si les adultes avaient encore un peu d’appréhensions, au dîner, sur notre capacité à nous faire aux nouveaux arrangements de notre vie, elles furent vite balayées.

Nous expédiâmes le repas en quatrième vitesse pour repartir préparer l’exploration de la grande ourse et de la voie lactée.

Cette nuit-là, la première nuit que je passai dans la grande maison, fut la plus belle de toutes. Au fond de moi je savais que je vivais quelque chose de précieux. De chaud. De permanent. D’éternel. Les bras maternels qui me bordèrent, ses lèvres qui m’embrassèrent en me murmurant bonne nuit sous le regard heureux de son nouveau mari contenaient également cette certitude. Que nous serions bien, là. Et pour toujours.

* * *

Dans la nuit froide de décembre, je quittai du regard les vitrines du grand magasin.

Planté sur le trottoir, le nez dans les étoiles, je repensais à ces années d’insouciance. À tout ce bonheur que je ne briserai jamais. Non. Pour rien au monde je ne reprendrai à cette famille tout ce qu’elle m’avait offert.

J’avais huit ans lorsque j’étais arrivé, et dix-huit lorsque j’avais choisi de travailler en même temps que mes études pour me payer mon studio. En dix ans… J’étais d’un naturel peu bavard et calme. Ces prédispositions m’avaient été bien utiles finalement.

Je serrai mon chèque dans ma poche et repris mon chemin pour rentrer chez moi en secouant la tête.

En école de sommelier, on vous apprend tout un tas de choses. La provenance des vins, les cépages, les origines, les saveurs. Mais ce qui me plaisait par-dessus tout, c’était l’histoire. Des régions, de la fabrication. Des découvertes aussi, depuis les hommes préhistoriques jusqu’aux moines champenois. Les anecdotes sur les amphores englouties retrouvées des siècles après le naufrage et l’emballement qui s’ensuivait dans les salles d’enchères.

Je n’aimais pas plus le vin que ça, mais j’avais toujours été fasciné par l’expression de pure extase, quasi religieuse de mon beau père lorsqu’il remontait de la cave avec une bouteille poussiéreuse sous le bras.

Moi qui n’avais toujours connu que l’amour inconditionnel de ma mère, ma curiosité avait été piquée de savoir si lui aussi, me regarderait ainsi.

J’avais posé des questions. Incliné la tête devant les réponses intelligentes. Et de fil en aiguille, j’avais appris de quoi nourrir davantage de questions. Ces moments père-fils, comme il les appelait, me rendaient heureux. Je retrouvais cette espèce de bulle. Comme une sécurité où ma mère hocherait la tête en assentiment. En connivence.

Non pas que j’ai choisi cette voie pour lui faire plaisir à elle. Ni à lui d’ailleurs. Ce fut juste l’envie de continuer. À poser des questions. À trouver des réponses. Et moi si discret, j’avais pris un plaisir fou à me remplir de connaissances nouvelles qui n’étaient que pour moi seul.

Peut-être quasi que c’était une sorte de fuite, après tout. Car l’œnologie avait une couleur noble. Respectable. C’était une sorte d’art sur lequel aucun jugement n’est possible. On ne juge pas un œnologue. Il est tel qu’il est. Peu importe qui il est vraiment, derrière le tablier ou l’étiquette.

Je souris en posant mon manteau sur le rebord de mon lit en arrivant chez moi. Je ne pensais pas être aussi perspicace ce soir, pensai-je en moi-même.

Je fis couler l’eau de la douche en avance. Elle allait mettre du temps à chauffer ce soir, vu les conditions météo le long des tuyaux du vieil immeuble.

J’en profitai pour sortir un truc à réchauffer du frigo et glissai une assiette, un couteau et une fourchette sur la table basse. Je n’avais pas la place d’avoir une salle à manger. Mais c’était aussi bien. C’était mon petit palace. Mon refuge.

J’allumais la télé. Zappai. Éteignis la télé. Du bruit. Beaucoup de bruit.

La douche était enfin chaude. Je me débarrassai de l’hiver en entrant sous l’eau. Je n’avais pas beaucoup de temps devant moi, car tout le monde était rentré du travail à cette heure-ci, et la demande allait être importante. Mais je profitai quand même un peu. Je me devais bien ça.

Dieu que la salle de bain de la grande maison me manquait. Là-bas au moins je pouvais délier ma grande carcasse sans toucher le mur. Je n’avais pas à replier les jambes pour rentrer dans la baignoire. Je pouvais y danser, y chanter si je le voulais. J’avais testé une fois, bien campé sur mes deux jambes, entre les miroirs qui se faisaient face des deux cotés de la pièce. Le résultat avait été époustouflant. J’avais eu l’impression que des milliers de moi se renvoyaient à l’infini en faisant le moonwalk. Je m’étais trouvé bête. Et aussi assez beau.

J’avais toujours eu du mal à comprendre le regard des autres sur moi. Les filles m’aimaient bien. J’étais une sorte de compagnon tranquille et serein à leurs côtés. Certaines avaient eu envie que je fasse partie de leurs vies. Mais bizarrement, aucune ne s’était pendue à mon cou après un refus. Comme si c’était naturel que je ne fasse que passer, dans le quotidien des gens.

À moins que ce ne soit de ma faute, toute cette distance. Parce que la seule existence dont j’avais envie de faire partie m’était interdite. Et que pour rien au monde je ne l’aurais approché.

Je terminai ma douche dans un nuage de vapeur opaque. Je me séchai, et partis dîner, enveloppé de ma serviette. La buée avait enveloppé la totalité de mon studio, laissant des traînées humides sur l’écran de la télé.

Quelques années avant, j’aurais dessiné dessus. Mais j’avais grandi. Ce qui aurait pu me faire sourire me rendit triste. Étrangement triste. J’avais grandi, oui. Mais même si j’avais à présent une famille unie et aimante, des potes d’école et quelques connaissances de quartier, je me sentis soudain très seul ce soir.

J’hésitai. Et finis par sortir mon téléphone. En cherchant bien, je tombai sur une description qui me plut. Les horaires collaient. Ça fermait dans deux heures. De quoi tuer un peu mon vague à l’âme du moment.

Je fis rapidement la vaisselle et m’habillai.

Pas trop tape à l’œil, mais pas mal quand même… au cas où. Je remis mon manteau, mon écharpe, et choppai une casquette dans le tiroir avec les ceintures. Dans ce genre d’endroit, j’avais l’impression d’être plus exposé qu’ailleurs.

En fermant la porte, je vérifiai la station de métro la plus proche et rempochai mon portable.

J’espérais sincèrement que le Soho’s renfermerait de quoi me changer les idées pour la nuit.

* * *

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