Envers demain

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J’entends le silence suinter sur mon corps. Il pulse dans mes larmes invisibles, s’étend sur mon présent, grignote chaque once de mon épiderme, il répond à mes questions par l’absence. C’est un dieu cruel qui ne demande aucun sacrifice, qui n’offre aucune rédemption. Il n’y a que sa réalité, absolue, totale, impondérable. Il balaye passée et présent d’un vent de néant, rien ne demeure, ni les sentiments, ni l’espoir, ni l’être, ni l’âme, ni le sourire, ni le futur. Me voilà damné spectateur emprisonné dans sa mascarade, dédale de tristesse, labyrinthe de remords.

J’observe.

Ici, je me souviens de la paix intangible de la montagne, l’assurance immuable de la pierre qui domine le temps avec l’humilité de ceux qui sont immobilisés par leurs jambes de géant, ceux qui, terrassés par leur fardeau d’antan, n’osent plus marcher. La pierre devient chair au pelage d’écorce, elle est striée d’une vie qu’elle sait éphémère et elle compte dans ses strates le souvenir de ceux d’avant dont le récit à peine soupiré est déjà oublié. Du chant de l’oiseau caressé par le vent, du sourire de l’humain offert à l’instant, de l’arbre séculaire changé en diamant, la montagne est le témoin impuissant de l’orage vers l’avant, elle est recouverte d’une enveloppe de mort, promesse provisoire des vapeurs de la vie qui déjà sont reprises quand arrive la nuit. Aussi immense soit-elle, le silence est plus grand, colosse monolithique qui emprisonne ses cris comme autant de tristesses déposées à demain. Mais la roche veille, se débat et lègue ici l’héritage de ceux qui ont vécu avec elle. Sur le bord des chemins on trouve les rires émerveillés de ceux qui ont su gravir ces pentes pleines d’escarres irriguées, ces rires sont rochers amoncelés en un cairn goguenard qui fait face à l’oubli. Ces tas de pierres sont l’espoir de l’histoire, ils confessent la présence transitoire d’un autre avant nous dont le nom est désormais tu à jamais, mais qui a laissé ici la marque d’un passage, une empreinte qui hurle et exulte la vie, qui ne pleure rien, pas même le départ, elle murmure seulement au vagabond qui fait face : « observe, et vois, ici j’ai été, ici tu es, nous suivons les mêmes traces ». Le vagabond lui aussi déjà disparait, mais dans une prière tacite, il augmente le cairn d’une pierre endémique, il contamine le futur d’un soupçon du présent, il respire pour toujours dans le verbe de l’instant, il se sait rire en fusion qui domine l’absence, même s’il n’a plus de nom et que sa chair pourrit, que son temps est passé et ses souvenirs se sont évaporés. Il demeure dans l’évanescence des sens, pierre atome dans cet édifice miniature qui broie le silence.

Sur la montagne, une femme me regarde. Ses cheveux en cascade cinglent le ciel, éclairs vermeils défiant le soleil. Son regard m’étreint d’une tendresse sûre, il promet à demain un début de futur. Elle est si petite, mais pourtant si immense. Elle aussi est fureur fracassée par la vie trop fugace, et sur son corps on deviner mille pleurs en cicatrices tenaces. Je regarde et comprend sous son sourire inquiet qu’elle n’est comme chacun que vie empruntée. C’est un cairn de chair où se sont entassés les rires de l’enfances et tant de larmes oubliées, ici un regard rappelle la puissance de son sang, ici un mot pourrait faire dériver un continent. On voit sous sa peau les pierres agglutinées, on suspecte sous leur pose l’importance et la brièveté des expériences qui en font aujourd’hui l’humaine qu’elle est. Je ferme les yeux pour la voir et ressentir son tertre de vie, elle est faite de basalte et de quartz, de lapis et rubis, d’onyx et d’émeraude, chacun de ces galets fut lave brûlante immolant son épiderme avant de finir en cristal. Dans ces veines transpire les sources immanentes de l’être et du néant, sous chaque sourire se promène un souvenir, sous chaque geste de dessine l’écrin d’un autre qui marcha avec elle, sous ses rêves s’inscrit le destin du siècle. Je la vois et comprends que ses pas l’ont mené de rires en montagne, de mots en mer, de précipice en puissance, sa chair est striée de rencontre, zébrée d’espoir, hachurée de souvenir, elle est un amas d’être qui ont déposée en elle un peu d’eux même pour demeurer quelque part. Je regarde et me vois soudain si clairement. Nous ne sommes que fiction qui n’existent qu’un instant, raconté par nous-même, narré par les autres, filé d’amour, bosselé de violence. Chaque pas nous ôte d’une partie de nous-même et nous greffe d’un autre.

Il m’aura fallu mourir pour comprendre que nous ne sommes que ces monstres magnifiques, amputés chaque seconde, transfusé l’instant d’après. Nous sommes les cairns de ceux-là que nous avons étreints, et des autres dont les larmes ont teinté nos sourires. De nos rires, de nos larmes, de nos mots, de notre présent, il ne subsiste que le sourire des souvenirs qui s’érige en géant, se dresse en titan, fait de la tendresse de notre monde, pour faire face au silence, enfin enlacé, comme une base de nos cairns, une partie de nous-même. Issu du néant, promis à son retour, nous colorons notre présent de rochers chamarrés, miscellanées bariolées de nos rires en fusion, observant à Gibraltar notre cosmos singulier, aux constellations magnifiques, tentant pendant notre bref passage de laisser quelques traces illuminées de nos rêves.

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