Au petit jour

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Je suis nu

Là, sous le soleil naissant, seul dans mon appartement après une semaine d’hôpital. La 1293ème de ma vie. Je suis nu.

Contemple !

Contemple ce corps décharné ! Trop maigre ! Allez, regarde ! Libère ces yeux de leurs larmes et de la brume des cachets qui sont ton futur. Oui, ces deux prochaines années ont leurs nouveau dieux, Atarax et Sertraline, me voilà gorgé de mythologie pharmaceutique, le culte est forcé, nécessaire. Il troque mon silence et ma tristesse contre un rêve sans espoir. Ma jeunesse est déjà entamée, et la voilà érodée sous des prières avariées, j’ai le sang infecté, l’avenir mortifiée sous deux années de pilules qui m’autoriseront à vivre sous sacrement. Ce siècle est celui des synodes médicaux, ce siècle est celui de l’homme malade, incapable de se voir espèce. Me voilà voué à l’attente et à leurs testaments, les notices de pharmacie ont remplacé le lévitique. Je ne peux pas comprendre leurs évangiles, mon propre cerveau m’est inaccessible, alors, je sombre, prostré, prosterné, détruit, impuissant, atone, anéanti dans ce dogme de drogue. Je serais sédaté, anesthésié, livré à la science agglutinée dans ma chair, étranger dans mon propre corps.

C’est le matin. Je suis nu.

Et je contemple, je contemple mon corps flasque, il est trop grand, il est trop maigre. Mes mains sont deux immenses battoirs, déraisonnablement immenses après mes bras trop faibles. L’un d’entre eux cache des escarres, longues cicatrices lactescentes, stries immenses d’un temps où je faisais courir des lames sur ma peau, d’un temps où je faisais gerber le sang comme autant d’étincelle d’une vie en décomposition. La douleur des taillades édentait ma tristesse, et j’observais, avide de cruauté contre moi-même, le cruor se former lentement sur ce passé coagulé de désespoir. J’entends encore le métal résonner dans mon présent, la lame est flot, onde abject, limbe de souffrance et sa vague galope, réifie ma vie. Le souvenir est fébrile, la haine tangible, elle prend corps, l’entendez-vous ? Là, mon squelette convulse, il sait son heure sale, il sait son présent poisseux, il se voit déjà dans un cercueil amer devant ce miroir qui montre un gamin qui n’a pas su être adulte.

Je contemple mes côtes qui distordent ma poitrine comme autant de craquelures sinistre, je suffoque, m’étouffe, mes os sont désormais friables et ma prison de chair va lâcher, ma viande se faisande, ma carcasse entière est un étau de verre, aux trilles malsaines, violé par ma maigreur malade, seriné par mes larmes. Je ne vois pas mon dos, mais je le sais témoin dissolu de l’histoire, il est mutilé, fétide, bosselé, racorni, distordu par les coups qu’il a reçus. Si je le touche je les sentirais là, en bas, ces flétrissures noires, vergetures d’un silence affamé. Rappelle-toi ! Rappelle-toi de leurs visages et de leurs coups, rappelle-toi de leur violence. Là ! J’ai vu la nature humaine, j’ai compris sous les barres de fer que je serais chaque jour un exilé. Un banni dans leur enfer féroce, où j’ai grandis, aménagé par la meute, pétri de peine et d’isolement, le monde me forgea à son image, une sculpture décharnée, ravagée par la rage galopante de l’humanité infantile. Alors, mes yeux ont lentement oublié de pleurer, mes sanglots n’étaient que legs à la nuit, refoulée dans cette réalité comme un tertre d’oubli. C’était une danse létale et funeste, un naufrage glauque, macabre où chaque jour était étape dans un rituel ancestral. Dans mon septentrion glacé, je fus sacré damné, inhalant leur fureur comme raison, haletant leur sens qui me chevilla l’angoisse au corps. Alors, par mon instinct chevronné au corps, je m’amputai de mon cœur, abandonnant mon myocarde pusillanime pour tenir un crépuscule de plus.

Je contemple mon sexe, placide, il git là entre mes jambes comme un monstre de viande, une glaire de pulpe. Je ne peux plus jouir, je ne suis plus que capable de bander et d’être ce faune ithyphallique et concupiscent, à l’haleine lubrique et au sarcophage de luxure. C’est un outil attenant à moi-même, je le regarde jonché de mépris et de honte. Ma verge est mon maitre et lorsqu’elle se dresse, je ne suis que bête, animal aux aguets qui rampe et tambourine, fou de besoin, ivre de sang et de cri dans les corps des inhumaines qui m’ont promis, hier, la fausseté de l’amour. Sur combien de corps ai-je lâché ma semence comme une empreinte pestilente de ma présence ? J’ai le phallus putride et innommable, c’est un envahisseur de dévastation. Et il est là, il pend en silence, gnasse innocent vide d’un sperme qu’il a déjà vomi la veille dans des flots magmatiques comme des miasmes d’une vie déjà morte. Il est mon excroissance intumescente, mon aberration d’âme, titan insatiable qui désire, avide, glouton, une débauche nouvelle à explorer, un aparté de violence sexuelle, une explosion de corps et de chair où il est roi, dompte et domine les soupirs et les gémissements, tyran tirant du plaisir un abcès d’oxygène gangréné où se réfugier jusqu’au lendemain. Et malgré ma haine pour ma tumeur de virilité, j’attends ces moments avec l’impatience vampirique du démon qui saura trouver dans un cul galbé une source éphémère et fugitive pour un bonheur déjà périmé à peine consommé.

Je suis nu. Il n’y a plus qu’à mon poignet l’étiquette de plastique qui me lacère la peau, elle est juchée sur ma peau claire et si étrangement lourde. C’est le poids de mon monde ces grammes de pétrole. J’y vois mon nom et un numéro, un résumé de ma vie porté par des atomes d’encre, des poussières congréées pour entourer le vide de mon temps sur un papier de silence. Je l’observe et je vois Pyrrhus ricanant de sa démence comme un miroir de la mienne. Ce lacet est si lourd, si dense, si âpre, c’est un obus qui me défigure à chaque seconde, un tumulus de douleur et pourtant, il triomphe, étincelle comme une étoile qui défia ma mort promise, il vrombit et rugit, amulette du présent qui estropie enfin mon passé. En moi pourtant, rien ne change, mes atomes cognent toujours contre ma sueur, mes particules vibrent toujours, la foule d’électrons, de photons, de neutrons s’harmonise avec les rayons gammas d’un cosmos qui ne m’a pas oublié, simplement délaissé dans la valse infinie des choses. Ce fétiche n’achève pas une fresque, il l’épice d’un dernier cri. Et ce hurlement palpite, il lynche l’histoire, il étrille mon être entier, lapide de ces sons l’univers.

D’un geste, j’arrache cette menotte de mon poignet. Il ira là-bas, sur une étagère, dans un cadre de bois, comme un souvenir, une promesse d’avenir quand l’espoir lui-même s’était éteint, quand la nuit était trop longue et le silence trop dense.

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