Chapitre II Le rendez-vous

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Un marché de tissu anime les rues de Vial.

Après un péage que le maître consent du bout des doigts, nous franchissons les portes de l'Octroi. Une fois dans les murs, Kalenne interpelle un enfant qui nous conduit, moyennant un âpre marchandage, au lieu de notre rendez vous. 

Les étoffes colorées qui débordent des échoppes, grignotent des rues étroites et populeuses.

Des vendeurs d'oublies braillent leur boniment et fendent la foule, suivis d'une nuée de galopins à la dent sucrée. 

Les marchands beuglent plus fort encore pour attirer les meilleures bourses.

Les cris, les rires, le son des mandores, les odeurs se mêlent dans une sarabande entêtante.

J'ai le vertige.


Je vibre ici à mille lieues des couloirs feutrés du palais, de ses pièces trop grandes, trop froides, de son protocole étouffant. Cette liste surannée de règles que j'ai récitée, pour punition, de nombreuses fois au tout début de mon séjour au Kronden. 

Une grâce du maître mais aussi de la grosse Taba, chef des esclaves des haut-quartiers, une vieille peau orgueilleuse et acariâtre qui passait ses frustrations sur les plus jeunes d'entre nous.

La brûlure des pierres glacées de la Cour d'Ereda titille ma mémoire, de même que les heures passées, bercée par la litanie monotone de mes semblables.

Un esclave ne doit pas parler sans autorisation, il est interdit de hausser le ton, interdit de toucher son maitre sans permission, interdit d'utiliser les latrines intérieures , interdit de paraître devant le roi ou sa famille, interdit de dépasser en taille ou par la marche ceux qui vous sont supérieurs en qualité et blablabla....

J'ai parfois passé un temps considérable à faire l'escargot ou bien à ramper entre les salles officielles et ma chambre. 

Je suis petite pourtant mais il faut croire que les courtisans de Célérion ont tendance à se tasser plus vite que je ne grandis.


Ici c'est la bousculade, la promiscuité, la simplicité.

La vie.

Le maître trace son chemin sans difficulté à travers la piétaille.

Son secret?

Les dents vicieuses de Peine Perdue. 

Je colle les naseaux d'Effée au cul de l'étalon pour profiter de son sillage et m'éviter de finir submergée par cette marée humaine.. 

Du haut de la jument, les oreilles bourdonnantes, j'observe, je scrute, je dévisage ce monde inconnu avec fascination.

Kalenne se retourne soudain.


- Arrête de rêvasser et fais attention aux bagages, lance-t-il, plusieurs escamoteurs s'en donnent à cœur joie dans cette pagaille.


Je cache ma surprise. 

J'ignorais le maître savant en la matière.

Où a-t-il appris à repérer les tire-laines ?

Une fois notre attirail sur le devant de la selle, je considère la foule avec plus d'attention. 

Lorsque nous parvenons à destination, je suis bredouille et déçue. Je n'ai décelé aucune activité illégale.

Je croyais pourtant mon sens de l'observation fort bien développé depuis mes leçons avec le maître.

Kalenne a, semble-t-il, encore des choses à m'apprendre.


 Vu l'heure, l'auberge du Puits sans Fond est bondée. 

Par chance, les écuries sont assez vastes pour accueillir deux nouveaux pensionnaires. 

Le maître s'attarde un instant pour mettre les palefreniers en garde contre l'étalon. 

D'ordinaire il tait sans vergogne la menace. Pour une fois son soucis de discrétion surpasse sa propension au sadisme.

Je le soupçonne de garder Vartel, que je surnomme Peine Perdue, pour jouir de la terreur que le cabochard inspire.

Cette bestiole, à la robe aussi noire que son coeur, moins subtil tyran que son cavalier, accumule pourtant un palmarès impressionnant de victimes. Même ce dernier n'échappe pas à la gueule fourbe de sa monture.

Ce canasson se fiche de qui il mord, du moment qu'il peut le faire.

Un vrai vargancien, pragmatique et opportuniste.

En réponse, Kalenne se contente de quelques coups de cravache et d'une belle paire de gants à double épaisseur de cuir.

Que cette bourrique n'ait pas déjà finie dans une assiette me dépasse et me désespère.


C'est le coup de feu. 

La grande salle grouille de monde et dégueule même sa clientèle au dehors.

Toutes les tablées sont complètes. 

Beaucoup de commerçants, quelques familles venues pour la foire, des étudiants en route pour la capitale, partagent les mêmes plats. 

Pas la moindre trace d'uniformes ni de fonctionnaires royaux .

A l'intérieur, des relents de friture dominent à peine un parfum de suif mêlé de sueur.

Le choix de l'auberge m'apparait judicieux. 

Un établissement trop modeste pour accueillir des hôtes capables de reconnaître Kalenne. 

Un bâtiment proche du rempart nord pour une sortie discrète et rapide de la bourgade. 

L'homme qui a décidé du lieu maîtrise bien son sujet.


Je porte nos affaires et me serre contre le mur pour éviter les serveuses débordées. 

Notre entrée est passée totalement inaperçue. Je vois le front du maître s'assombrir. Il n'a plus l'habitude d'être ignoré, lui le grand seigneur qui possède l'oreille du roi, qui bientôt dirigera l'Académie des Princes, l'homme dont on cherche volontiers le conseil où l'influence auprès du monarque.

Dans cette auberge surpeuplée, le voilà simple voyageur obligé d'attendre qu'une place se libère pour espérer s'assoir et se restaurer.


-Quel bouge ! grogne-t-il entre ses dents.


A cet instant, je l'aperçois se diriger vers nous sans nous lâcher des yeux. 

Malgré le monde, les bancs resserrés, il ne se faufile pas. 

Les gens s'écartent, l'évitent ou lui cèdent la place, le visage fermé, l'œil effrayé.

Ce qu'il inspire l'indiffère.

Un frisson me remonte l'échine. Je ne suis pas plus rassurée que les autres. 

Je jette un regard à Kalenne. Sa maîtrise de lui même me fascine. J'ai beau chercher le malaise ou l'inquiétude,je ne trouve rien. Pas de geste compulsif, aucun tic nerveux, une immobilité de statue.

Il perçoit mon intérêt et sourit.


- Cesse tes bêtises Niss, chuchote-t-il en se penchant à mon oreille pour que je puisse l'entendre dans tout ce raffut. Occupe toi plutôt de lui. Je t'interrogerai ce soir.


Je réprime une protestation. 

De toute façon, elle tomberait dans le vide. Il sait que l'exercice ne me déplaît pas.

Mais un spadassin, je n'ai guère l'habitude. 

Je me prête à notre jeu malgré tout.

L'homme qui marche droit sur nous frôle la taille du maître. 

Sec, mince, longiligne, son buste corseté de cuir et d'acier trône sur de longues jambes serrées dans des cuissardes noires. Le mercenaire possède une présence indéniable. De la prestance aussi, grâce à cette démarches sans arrogance mais sans hésitation qui le mène jusqu'à nous.

Une main jalouse se resserre autour de la garde d'un sabre court. Une lame jumelle à peine recourbée, gainée d'un fourreau noir, accompagne la première, glissée dans une large ceinture de peau aux entrelacs dorés.

Il s'arrête à un pas de nous et salut le maître d'un hochement de tête.

Ses prunelles luisent d'un bleu turquoise plus limpide que les lagons des îles Arpéliennes.

Elles jettent des éclats de lumière, à travers quelques mèches noires. La peau hâlée, l'ombre d'une barbe, la chevelure indisciplinée achèvent le portrait.

Captivée, malgré moi, par l'aigue-marine de ses iris, je confronte son regard, sans aucun mérite.

Un instant fugitif, j'ai l'impression que mon audace le surprend.

Dans ce visage rude, sévère et même menaçant, ces yeux sont inadaptés. Comme si le concepteur de ce faciès, quel qu'il soit, avait mélangé ses affaires. 

Sans nul doute auraient-ils mieux convenus à une femme ?

Je plains la pauvre, qui a du hériter de l'autre paire.

Voila pour le physique plutôt attrayant, mais, si je me contente de ça, je risque une vilaine rossée.

À moi d'être attentive pour la suite du jeu.


-Etes-vous Kalenne ?


Ni de seigneur, ni quelque autre titre pompeux ? 

Je sens déjà l'irritation du maître poindre dans sa réponse.


-    En effet je suis le seigneur Kalenne.


Ce n'est pas tout à fait de l'orgueil. Il accorde juste un peu trop d'attention à sa qualité et ses mérites.

Même s'il voyage incognito, le soldat devant nous n'ignore pas la position de son client. Il se montre donc fort discourtois.

Tiens tiens, aurait-il quelques griefs contre la noblesse du royaume?

Intéressant, pour quelqu'un en contrat avec le roi.


-Je suis Jessaran Rog, le second de Bruges. Et ça c'est quoi ?


Le ça, c'est moi.

Son ton méprisant, ce regard à peine accordé diminuent mon capital de sympathie déjà presque inexistant.

Je voudrais bien oublier ses yeux, sa démarche indomptable et fière pour le détester cordialement.

Je me demande si je m'habituerais un jour à ce genre de remarque.

Après tout, je ne suis qu'une esclave, à peine un être humain, oubliée dans l'ombre, sans identité, sans avenir. 

Sans intérêt.

Niss! Cynique à seize ans ? À quarante, tu seras plus aigrie qu'une piquette de cabaretier !

Non, non et non, je n'ai pas envie de banaliser la moindre insulte.

Alors pour mon plaisir et mes propres conclusions, je ne laisse pas passer.


- Ça, et là j'insiste comme le maître sur seigneur, c'est Niss. Votre mère ne vous a jamais appris la politesse, coquebert ? Ou peut être est ce votre père qui...


Je n'achève pas ma réplique. 

Il ne porte pas la main sur moi, comme je m'y attends. 

Non, le soudard se penche, s'appuie sur le mur d'un bras tendu entre le maître et moi. Le cuir de son habit délivre une senteur musquée, alors qu'un doigt impérieux se colle sur mes lèvres. Son visage si proche du mien, je me noie dans ses yeux et sens son haleine chargée de vin quand il parle d'une voix douce.


-    Shsssss...Ce ne serait pas prudent de finir, petit rat. Enfin si tu tiens à ta langue...Et quant à ma mère et à la politesse, elle se connaissent mieux que toi tu ne maîtrises ce qu'il y a derrière tes dents..


Il se redresse tandis que mon coeur cogne contre mes côtes, les malmène et joue une musique effrénée à mes oreilles. 

Les jambes cotonneuses, je tremble sans pouvoir m'arrêter.

Ce n'est pas la menace qui me bouleverse, mais cet instant d'hostile proximité. 

J'ignore pour quelle raison, un geste peut-être, une odeur, un mot, il a ravivé l'effroi, le sentiment de terreur abjecte qui accompagne la résurgence de certains souvenirs. 

Cette route d'atrocités qui a sabré mon enfance.

Une volée  ne m'aurait pas autant bouleversée. Je capte le regard halluciné du maître et vois un sourire sadique fleurir sur ses lèvres.

Kalenne savoure ma ruse mais surtout mon instant de faiblesse avec une indécence qui me donne envie de vomir.

L'expression moqueuse disparaît pour une mine ennuyée. Le pendard m'assène une belle gifle dont le bruit se perd dans le brouhaha qui nous entoure.


- Désolé pour cette petite peste. C'est une langue de vipère mais elle se révèle fort utile, la bouche fermée.


Cette réplique stupide...

Un rire silencieux, nerveux me secoue. On pourrait croire que je tremble encore.

D'un geste furtif qui, je l'espère, reste dans l'ombre, je me frotte le visage. 

Ça brûle et ça pique mais pas autant que les séquelles du passé qui pourrissent mon présent.

D'habitude je m'efforce de les ignorer mais l'inconnu a fendu la carapace qui les maintenait à l'écart et chamboulé mes émotions. J'ignore encore comment.


- Vous comptez l'emmener avec nous ? La route qui passe par Vergode monte plutôt dur. Elle va nous retarder. Là-haut vous pourrez acquérir un esclave robuste pour s'occuper de vos affaires. Ça...


Je me mords les lèvres.


- Ça, ça reste ici


Et il insiste le bougre.

Je l'englobe dans ma haine du maître.

Kalenne me jette un regard. La situation ne l'amuse plus du tout.


- Non. J'ai mes raisons pour l'emmener. Certes, elle ne paye pas de mine mais c'est une teigne. Elle suivra, je vous l'assure.


- Vous êtes têtu. Mais c'est le commandant qui décidera. Je vous préviens, il aime avoir le dernier mot. Et la patience n'est pas son fort alors faites en sorte qu'elle se taise.


Me voilà encore moins pressée de rencontrer cet individu.

Rog nous fait traverser la salle et je peine à les suivre, encombrée de nos sacs, malmenée de toute part par des bras et des jambes, laissés sur mon chemin. 

Par bonheur, je suis fine et je parviens à me faufiler pour trottiner quelques pas derrière eux. 

Mon poignet gauche me fait de plus en plus mal sous le poids des bagages et j'essaie de l'ignorer.

Dans ma poche de gilet, Sissié piaille d'ennui.

Bientôt l'ami, bientôt. 

Le mercenaire pousse une porte qui donne sur une cour tranquille ceinturée de hauts murs. Pas assez élevés pour cacher les toits de la bourgade mais bien suffisants pour étouffer le bruit de la rue et du marché. 

L'un des pans, en pierre de taille, fait parti du rempart.

Un chêne s'élève au milieu d'un carré d'herbe rase et procure une belle ombre à une dizaine d'hommes, occupés à baffrer, jouer aux dés ou discuter. Certains ronflent même, allongés à l'écart des autres. 

Tous vêtus en soldat et bardés d'armes.

Notre fameuse escorte pour la citadelle d'Ormanth.

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