Chapitre I La fille dans l'ombre

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À me faufiler dans l'ombre des taudis, j'ai l'impression d'être un malandrin en quête d'un mauvais coup.

Je grimace.

Le vent chaud de la nuit brasse ensemble un parfum d'immondices et l'odeur infâme du cloaque qui stagne dans les canaux du Champ des Gueuses. Ponts, quais branlants et venelles sombres, déserts à cette heure qui précède l'aube, pourrissent, rongés d'humidité et de vermines.

Ecoeurée et de fort méchante humeur, je rajuste un pan de cape sur mon nez. Porter celle-ci me poisse de sueur et m'agace tout autant que cette fuite ridicule et périlleuse à travers les rues malfamées de Célérion. J'aurais préféré revêtir quelques hardes plutôt que de dissimuler ma tenue de qualité. Mais le manteau noir à l'avantage de me fondre un peu plus dans l'obscurité. 


Discrétion, le maître mot de toute cette histoire, m'enrage.

C'est à cause d'elle que j'ai quitté mon lit bien trop tôt, que je risque de me faire égorger par quelque disciple de la Némésis. À cause d'elle que je me tais quand je voudrais hurler non à ce voyage vers le nord.

Non, ma pauvre Niss? 

Comme si tu avais le choix.


Encapé de noir lui aussi, Le maître, l'épée dégainée, me devance de sa démarche souple et décidée. Son oeil aguerri épie chaque toit à l'aplomb incertain, chaque îlot de ténèbres, chaque possible guet-apens.

Un rat qui file entre nos jambes me fait sursauter et cesser ma reptation contre les murs. Kalenne s'en aperçoit, revient sur ses pas et m'attrape le bras pour me tirer après lui.  Je résiste à sa poigne par caprice plus que par peur. Du coup une belle taloche me tombe sur le coin du crâne. Mon cri de protestation s'étouffe sous la main gantée qu'il plaque sur ma bouche.


- Silence! siffle-t-il, les dents serrées.


Il scrute les alentours un instant avant de reporter son attention sur moi.

Il se penche et sa bouche frôle mon oreille.


- Tu veux donc rester là, pauvre sotte ? murmure-t-il d'un ton moqueur. Mais libre à toi. Rendez-vous dans les Sept Enfers.


Il me lâche et s'empresse de traverser la dernière arche de pierres miteuses qui donne accès à l'enceinte de la cité. L'instant d'après, l'obscurité de la muraille happe sa longue silhouette spectrale.

Nerveuse je lèche mes lèvres rêches et considère l'option plus que tentante de rentrer au palais, de retrouver mon lit et ma routine presque rassurante.

Ce qui implique rebrousser chemin, traverser à nouveau, mais seule cette fois, le quartier le plus dangereux de la cité. Cette auge où nul soldat du guet n'ose s'aventurer, où nulle mouche du roi ne reste longtemps vivante.

Sans parler de me présenter aux grilles sans le maître pour justifier ma sortie.

Sissié s'agite dans ma poche de gilet. Une caresse l'apaise. 

Ce n'est vraiment pas le moment pour une ballade.

J'hésite encore, jette quelques regards angoissés alentour.

Soudain un glissement furtif suivi de murmures à la provenance incertaine me fouette le sang.

Effrayée, je m'élance à la poursuite de Kalenne comme si quelques monstres cavalaient à mes trousses.

Le maudit m'attend de l'autre côté du pont, assis sur le parapet, les mains posées sur la garde de son épée fichée en terre. Sa capuche baissée, il me toise, l'œil sardonique et le sourire en coin.

Devant mon air penaud, il s'épargne une remarque cinglante, rengaine Tiraska et se remet en route.

L'espion du roi nous attend à la poterne nord avec nos chevaux.

L'homme fait preuve d'une joyeuse amabilité.

Des insultes plein la bouche, véhément, il ergote au sujet de quelque dédommagement mérité pour avoir récolté plusieurs morsures.

Oh vraiment?

Quelle surprise.

Le maître ne daigne même pas répondre, ni débourser un seul tâcle de cuivre.

Le plat de sa lame sur les fesses de l'imbécile clôt le débat.


L'aube se lève, alors que nous grimpons le tertre d'Aquilae, toit de la nécropole royale, pour rejoindre la voie Dilara.

Trois cents rois se chamaillent les caveaux sous nos pieds. Ici, les souverains de jadis s'oublient dès le Portail des Âmes franchi. On les entasse pèle mêle, selon la place, après quelques cérémonies sans intérêt. Vargance et son peuple pragmatique se soucient peu de l'histoire et des honneurs.

Rien d'étonnant alors à fouler leurs tombes d'un sabot de cheval.


Ma cape roulée en boule dans l'un de mes sacs de voyage, j'apprécie mieux l'été qui s'attarde. J'en savoure la douceur, son ciel lumineux, ce parfum d'herbe et de fleurs qu'un peu de chaleur ravive. J'inspire à fond pour chasser de mon nez les relents immondes de cette nuit dont mes vêtements restent, hélas, imprégnés.

Ma mauvaise humeur se nuance de nostalgie.

Les jardins de Célérion vont me manquer. Surtout les Terrasses Suspendues du Kronden.

J'arrête Effée et me retourne pour le contempler depuis ce point de vue nouveau pour moi.

Assis sur son île au coeur de la ville, ses coupoles polies par la lumière du petit matin, le palais, drapé dans ses étages de verdure, déploie sa forêt de flèches comme une armée ses étendards. Le soleil s'y empale et son or ruisselle sur le marbre de ses murs. Mille jumeaux se reflètent dans les canaux de la cité, partiels, intacts, ternes ou immaculés. Sur le bleu sombre du Lac Luyr, la ville blanche aux dômes cérulés resplendit comme une perle sur son écrin de velours.

Des sentiments contradictoires s'affrontent en moi, mélange d'admiration et de haine.

Ce qui l'emporte va de soi.

Un esclave peut-il aimer ses entraves ?

Vargance, demeure, avant tout, mon impitoyable geôlier.


- Niss! Bouge! s'agace le maître. A cette allure, nous serons loin d'être à Vial pour midi. J'apprécierais d'être ponctuel à ce rendez vous.


Je lève les yeux au ciel et marmonne une imitation geignarde de son ton condescendant.


- Niain niain niain...j'aimerais être ponctuel à ce rendez vous...Et moi je voudrais bien être un Gomho pour te piétiner un brin, histoire de me défouler...


- Qu'est ce que tu baragouines encore?


Je soupire, me retourne et donne un léger coup de genoux dans les flancs de la jument pour le rejoindre sur la voie qui nous mènera vers le nord.

Malgré l'heure matinale, nombre de gens fréquentent déjà ses pavés.


- Rien qui ne soit important, maître.


Le ton un brin trop obséquieux, lui fait froncer les sourcils. Ses lèvres minces sous un nez trop long s'abaissent davantage. Ses traits, déjà peu amènes d'ordinaire, se parent d'une sévérité de mauvais augure. Son oeil au gris d'hiver arbore la froideur de la saison et derrière ses mèches noires, il devient tranchant comme l'acier. Je vois avec inquiétude la main gantée qui tient la cravache, resserrer d'avantage sa prise.

Fixé sur moi, son regard cherche la moindre trace d'insolence.

Je me compose une attitude soumise et baisse le nez en arrivant à sa hauteur.

Question d'habitude.Tous les moyens sont bons pour éviter une rossée.


- J'aimerais quand même l'entendre ce petit rien sans importance, insiste-t-il sur ce ton liquoreux que je déteste.


Mon hésitation passe inaperçue car je laisse un groupe de marchands s'éloigner avant de répondre d'un air innocent. 


- Je me demande seulement pourquoi le roi vous a choisi pour une mission qui vous retire ainsi de la cour et de son conseil ? Une mission qui nécessite, qui plus est, de filer à la brune comme le pire des manants et de se faire escorter par des mercenaires.


- Et tu espères que je te réponde peut être ? Avance! Et ferme ton clapet!


Il talonne Peine Perdue et repart d'un bon train.

Je pourrais le suivre en silence en effet. Mais c'est compter sans la colère qui m'habite et...Ma langue. Ma langue qui mène sa propre vie sans égard pour sa propriétaire et me vaut bien des déboires. Ma langue que je laisse faire car elle seule me donne ce que je recherche avidement. 

Un semblant de liberté et de reconnaissance.


-Pourquoi m'emmener ? Il y aura bien à Ormanth quelqu'un pour nettoyer votre derrière crotté mieux que je ne sais le faire.


J'esquive le premier coup mais cela m'occasionne une chute magistrale sur les pavés de la route et les moqueries des voyageurs qui nous dépassent.

Comme je me relève toute meurtrie en me frottant les fesses d'un geste sans élégance, le maître manœuvre sa monture. Parvenu à ma hauteur, d'un coup de pied, il m'étale à nouveau sur le sol.

Sissié qui n'aime pas non plus se faire bousculer, sort sa tête et finalement se carapate pour voleter autour de nous, trop heureux de dérouiller sa petite carcasse.

J'oublie cet indécrottable fuyard.

Sans m'attarder sur les élancements douloureux dans mon poignet gauche, je roule loin des sabots de Peine Perdue et la botte de son cavalier. 

Je connais trop bien ces deux-là pour leur laisser une autre chance.

Aussi vicieux et désespérants l'un que l'autre.


Je me remets sur mes jambes et je peste en silence. Je peste contre eux, contre moi même. J'ôte d'un geste lent la poussière de mes habits pour dissimuler mon trouble.

Jouer la comédie, lui cacher la douleur et, sous-jacent, le mal-être lové aux creux de mon ventre à chacune de ses violences. Un monstre griffu déchire mes entrailles, l'envie torturante de retrouver les bras tendres de mes parents et le sourire de mon petit frère. 

De revenir en arrière.  

De ne pas reprendre la route du temple ce jour là.

Je soupire.

Je ne veux plus lui faire le plaisir de ma détresse. C'est déjà assez qu'il se délecte de mes constantes humiliations.

Alors depuis peu, j'oppose une froide indifférence, à la place des larmes qu'il espère.

L'exaspération couve dans son regard.


- Remonte en selle, sombre imbécile ! Et garde le silence ou je te vends au seigneur Devres dès notre retour. Si je ne peux te mater, la Maison des Lys conviendra fort bien à tes bêtises.


Je réprime un ricanement.  

Ce sont des balivernes.

Il a presque vendu son âme pour m'acheter au Pourvoyeur, lorsqu'il a su mes origines. Avec le temps, sa conscience de ma valeur progresse, enfin la mienne et celle de Sissié. Il protègera toujours précieusement son investissement, quitte à endurer mes frasques et mon tempérament, quitte à me traîner avec lui jusqu'au bout du royaume. 

Je devine combien sa menace est vaine.

J 'obtempère pourtant et remonte en maugréant sur le dos d'Effée qui recule d'elle-même comme l'étalon s'approche. 

Elle aussi se méfie de ses dents baladeuses.

Le maître se penche, me saisit le menton et d'un geste brutal m'oblige à lui faire face.

Ses yeux glacés gèleraient un feu dans l'âtre. Ils me donnent l'impression récurrente de discuter avec un mort.

Et encore, je suis sûre qu'un trépassé serait plus chaleureux.


- Alors c'est ça hein ? Use donc de ta langue de vipère tout ton saoul, si ça te chante . C'est tout ce qu'il te reste. Pathétique non ? Tu auras beau te plaindre, tempêter, hurler, tu me suivras là bas quoi qu'il arrive. Tu n'y changeras rien. Garde toi cependant de me courroucer. Il suffirait d'un mot porté à Dangdéro pour voir ses chiens rappliquer et te mettre en pièce.


- Vous ne les laisseriez pas faire une seconde fois, soufflé-je d'une voix blanche, la panique tordant mes entrailles. Vous...vous avez besoin de moi.


Il me lache, rajuste ses gants et fait craquer son cou en inclinant sa tête à plusieurs reprises. 


- Plus vraiment, maintenant que j'ai l'oreille du roi, que la cour me mange dans la main. Ta science de..., enfin, tes instincts me sont utiles, certes, mais ne surestime pas leur intérêt. Et ne me sous-estime pas. Je peux finir seul, ce que nous avons commencé. N'oublie pas Dangdéro. La prochaine fois que les Limiers se déplaceront, il ne sera plus question de coups de fouet. Je ne veux plus t'entendre, au moins jusqu'à Vial. C'est compris ?


Je hoche la tête, rendue muette par des images que j'échangerais volontiers contre n'importe quel autre cauchemar.

Ma haine grandit et je me déteste. Je me déteste de bafouer les valeurs enseignées par les miens, d'être impuissante, encore et toujours.

C'est inévitable. 

Alors que Kalenne repart d'un train plus soutenu, je le suis tout en combattant les larmes que je refusais de verser l'instant d'avant.

Les plaines d'Analie me sont revenues en mémoire. 

Et avec elles un autre souvenir plus dévastateur que mon évasion ratée, quelques mois plus tôt.

Son visage, son beau visage tordu par la souffrance...

Et ses yeux fixes à la toute fin.

Je lutte toute la matinée pour ôter l'horreur de ma tête.

Elle ne fait que s'enfouir dans un recoin glauque de mon esprit.

Elle reviendra à la première occasion.


Interminable ruban blanc, la voie Dilara serpente entre vallons boisés, champs délimités de bocages et tertres sauvages. Quelques fermes éparses ponctuent le paysage verdoyant. 

Nous traversons plusieurs villages où l'on nous regarde passer d'un œil blasé. Nous ressemblons aux voyageurs, familiers de ces voies qui relient la capitale aux belles cités de Sanne et d'Iléna. Certains se parent même plus richement que le maître. Quant aux esclaves...Nous sommes la part honteuse de Vargance. Nous ne suscitons pas plus d'intérêt que les animaux et peu importe si nous portons du velours ou des hardes, si nous servons dans des palais ou dans des fermes, notre traitement reste le même. 

Une totale indifférence.


Sans le regard inquisiteur de Kalenne, sans nos longues discussions et les coups distribués avec une générosité dont je me passerais bien, je pourrais me croire morte. 

Un spectre perdu entre deux mondes. 

Á l'exception de mes compagnons d'infortune, personne ne me parle. 

Même ma physionomie de garçon manqué ne suscite aucune concupiscence.

Il me reste bien sûr, ma langue et mes yeux d'effrontée. 

Ce sont mes seules armes pour ne pas me dissoudre définitivement dans l'air.

Je voudrais compter, ne plus être cette fille déracinée et solitaire, incapable de maîtriser son destin.

Je ne suis pas née dans les chaînes. Je refuse de les porter davantage. 

Je rêve de fuir, de vivre libre à nouveau.

En pleine lumière.

Mais j'ignore encore comment faire.

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