Moutons cassés

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J’arpente les rues de Brussels à la nuit tombée. Je suis à la recherche d’une incarnation, une femme rappelant la chevelure noire et crépue de Nafissatou, qui éclipse toutes les autres. La peau chocolat de Nafissatou blémit rarement sous le coup de l’émotion. Ses yeux froncés et foncés lui donnent un air sérieux, réfléchi, préoccupé. Mais je crois pouvoir me vanter de l’avoir troublée.

Très secrète, ne parlant jamais de son passé ou bien par allusions, elle disait qu’elle plaçait les considérations intellectuelles, voire artistiques, au-dessus des préoccupations matérielles et physiques.

Quant à moi, je ne cessais de défendre les droits de l’Homme et les valeurs humaines qu'aucune nation ne respecte. Quand elle m’a quitté sans un mot, j’ai reçu une belle leçon d'humilité sur la possession et le fait que nous n’appartenons à personne, même pas à soi-même.

Au début, je n’ai su faire autrement que de lui courir après pour obtenir des explications qu’elle ne m’a pas données. Quand je l'ai retrouvée au hasard d'une rue, je conduisais ma voiture pour rejoindre le ring. Elle attendait sous un abri bus. Je me suis arrêté et j'ai ouvert la fenêtre en lui lançant :

— Il faut que je te parle. Monte !

Mais Naffissatou a secoué la tête en signe de refus, puis elle a voulu traverser la chaussée en courant. Furieux, j'ai fait mine de vouloir l'écraser. Avec le levier de vitesse au point mort, bien entendu. Pour lui faire peur. Après la colère et la haine, est venu enfin le dépit amoureux bientôt étouffé par l’espoir de retrouver une femme semblable.

Depuis, même si je suis persuadé que nous sommes libres de nous quitter les uns les autres sans préavis et sans motif, je ne peux m’empêcher de penser à elle.

Déambulant dans le quartier d’Ixelles, j’hume les effluves de ces dames effleurées, sciemment bousculées, et les brunes tantôt fières, tantôt flattées par mes inspirations, frémissent à mon passage.

Je suis à la recherche de l’odeur si caractéristique de Nafissatou, de l’odeur de poivre aux essences capiteuses sur une peau chaude et mordorée. Et si je ne la trouve pas, si je ne renifle que des fragrances vanillées, communes et aseptisées, c’est la faute de ce ciel douteux, pas tout à fait laiteux ni neigeux, mais barbouillé de moutons blanc cassé et ingérents. Il assiège la capitale, déteint sur mon humeur à ne pas savoir sur quel pied danser. Il me soumet à sa laideur fixe pour faire de moi un esprit chagrin.

Patiemment, nuit après nuit, j’erre les bras derrière le dos, sous le halo fadasse des réverbères, dans le froid mordant, quand, un soir, je me perds dans le quartier d’Ixelles, intrigué par un bar de nuit dont l’enseigne clignote comme un sapin de Noël. Pas tout à fait un pub, mais un endroit kitch, un peu intime, d’où s’échappe un air de zouk. Tant qu’à désespérer de cette recherche vaine, je décide d’en franchir le seuil.

Accueilli par une femme campée sur des talons-aiguilles, à la chevelure tressée, de laquelle émane un parfum fruité et désagréablement printanier, je me surprends à ne pas la regarder, lorgnant les murs tapissés de photos du Congo. Elle me traîne vers le comptoir et j’attends entre des buveurs qui attendent eux aussi la femme. Ou qui n’attendent plus.

Mieux vaudrait résister à cet excitation fiévreuse, agripper le journal, s’adonner à l’exercice quotidien du cruciverbiste, s’accrocher à une définition sur laquelle tenter d’échauffer la pensée pour en extraire un mot musclé. Ou bien alors fuir, lire au lit des romans pour s’oublier, s’endormir entre les lignes, bordé par les exploits et le bonheur des personnages.

Mais je n’aime pas les définitions, ni les casiers ni les rapports de cause à effet, je n’aime pas les héros ni la béatitude. Je leur préfère les plans foireux, les vies bordéliques et sinueuses.

Tout à coup, alors qu’elles sont dix à débouler dans le bar, dix créatures à la coiffure contrastée, riant aux éclats, l’odeur du poivre, une fragrance capiteuse se répand comme une traînée de poudre jusqu’à mes narines. Prenant d’assaut le bar, les femmes devenues le centre d’attention de la gent masculine, s’amusent, trinquent, dansent sans se soucier du reste. Je remarque bientôt la plus belle, au crin noir corbeau, coiffée comme Nina Simone, court vêtue d’une petite robe rouge dont l’encolure et les manches retroussées dévoilent une peau chatoyante sous laquelle je reconnais de légères veines bleues courant discrètement le long des avant-bras et du cou gracieux. Ses cils qui battent les paupières comme des papillons ne me laissent plus de doute. C’est elle, Nafissatou et Nina, tout à la fois.

Je la dévore des yeux et bien malgré moi. Elle a dû remarquer la fixité, la lourdeur de mon regard hypnotisé, parce qu’elle se retourne, plantant ses iris dans les miens. C’est le temps d’un éclair qui zèbre ses yeux, d'une émotion qui décolore son beau minois. En m’approchant pour lui adresser la parole, sous le charme de son odeur de poivre et d’essences capiteuses, je suis conquis par le grain de peau, redevenu noir. Ses yeux se plissent de mécontentement, semblant chercher dans les miens la raison de ma présence. Sur un ton glacial où pointent le reproche et la suspicion, elle me balance :

— Que fais-tu là ?

Que dire pour qu’elle me pardonne notre dernier face à face, quand je la menaçais, assis dans ma berline ? Je la revois debout au milieu de la rue, affrontant la calandre de la voiture. Et moi qui appuyais comme un enragé sur l’accélérateur pour l’épouvanter. Nafissatou, imperturbable, un peu pâlotte, immobile, résistait au rouleau compresseur du Blanc que je suis, comme si elle se dressait devant le tank de la place Tiananmen. Finalement, j’ai fait marche arrière pour m’enfuir dans une autre direction.

— Je passais par hasard… Je ne veux pas t’embêter…

J’hésite à battre ma coulpe de peur de raviver nos blessures. Pour toute réponse, Nafissatou me tourne le dos, se faufile à l’intérieur du cercle que forment les hommes autour des femmes. Je m’approche pour admirer son jeu de jambes et ses fesses rebondies, qui s’agitent artistiquement. Elle ne voit bientôt plus personne, preste et captivante danseuse, encouragée par le battement des mains. C’est ce moment que je choisis pour m’éclipser.

Dans le silence de la nuit, je marche avec, en tête, le rythme obsédant du zouk, repu d’images qui la subliment, consolé par ces banales retrouvailles, presque soulagé par la logique prosaïque qui a voulu qu’elle se méfie et s’indiffère. Nafissatou va bien.

Au pied de mon immeuble, sur le trottoir, je me repais une dernière fois de la nuit noire, quand un fourgon de société me fonce dessus. Dans un ultime réflexe, je me plaque contre la façade de l’immeuble, frôlé par le véhicule fou. Le temps de reconnaître les cheveux de Nafissatou, à travers la vitre du fourgon, son minois défiguré par la haine, la robe rouge qu’elle porte encore, le temps de la regarder filer à bord de l’engin jusqu’à ce qu’il ne soit plus qu’un point noir à l’horizon, les premières lueurs apparaissent. La faute à ce ciel douteux, pas tout à fait laiteux ni neigeux, mais barbouillé de moutons blanc cassé et ingérents !

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