Solitaire

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Un tison isolé, un regard glacial.

La maison de pierre et de brique ; elle repose sous ce ciel criblé de plaies malignes et erratiques.
Elle surplombe avec dédain une mer d’arbres détrempés, dont les sinistres cimes renvoient les pâles éclats.
Certains soirs ; lorsque je sens monter mon angoisse ; je m’allonge sur le lit, lève les yeux et lorgne l’étoile morne.

Que le vent souffle à faire se vousser la forêt.
Que la pluie batte brutalement la lucarne.
Que les nuages dévisagent l’azur de la nuit.
Elle reste là-haut.

Ces soirs ; où mon cœur est bercé de remords que ma mémoire abhorre ; je reste là sous ce vitrage au panache de portail. Sentier abstrait. J’attends en traçant traits et contours dans l’éther ; oubliant les bruits du bourg, les visages infligés.

Et je la regarde d’un œil hagard, tiré de fatigue, tiraillé par les fredonnements absents.

Son éclat pâle, froid, inexorable mire vers moi ; étouffant Triomphe et Fierté, ne laissant qu’une soif intarissable.
Même Tištar ; à sa senestre ; au Courroux Couronné, qui peut rayonner jusqu’aux confins de son royaume, ne fait vaciller la Flamme Solitaire.

Même Delil ; à sa dextre ; au Souffle Souverain, qui se sait sans impasse, ne peut dissiper le Feu Esseulé.
Sa lumière blanche, glaciale, implacable darde vers moi ; effaçant les sérénades, les trahisons de ses sœurs.

Et ces noms ignorés me bercent, m’offrant vulnérable à la Solitaire.
Elle me fixe, elle me sonde, elle me perce ; m’abandonnant à des rêves sans rappel, des sueurs d’un cauchemard anonyme.

C’est sous ce scintillement malicieux que j’aperçus pour la prime fois la Cité.
Nichée entre trois massifs emmajestés ; je la contemplais depuis un édifice en retrait, logé sur l’un des nobles sommets.
Les murs et remparts d’albâtre portaient aux nues les dômes d’or qui jetaient des feux astraux sur les rues de rubis.
Habité par l’envie de renouer, et le sentiment du travail terminé ; je descendais vers la vallée, passants sur les rivages de lacs de verre, et par des bocages aux bouquets de nectar.
Mes pas gagnaient en cadence, de marche j’allais au trot, et de trot je filais en galop ; souriant au vent chaud des éminences ; c’était une course sauvage que j’offrais aux étoiles mourantes.
Essoré par l’exercice, mon corps en sueur s’allongea à l’orée de la Cité, embrassé par la sylve.
Je pouvais alors apercevoir plus en détail ses traits s’éveiller à l’aube des soleils jumeaux : Les fenêtres de saphir dessinaient d’augustes silhouettes ; qui bientôt erraient sereines, à l’ombre des lampes d’ambre, vers une scène dont le nom m’esquivait.
Je mirais ce panorama d’irréel, sans pour autant ressentir le goût de la découverte.
Ce fut même l’évanescence qui s’imposa. Je voulais rester, m’encrer, me mêler au monde, à ces statues, ces gravures et peintures.
Et en un clignement, mes yeux se rouvrirent sur la fenêtre de la lucarne ; donnant sur un ciel baigné des rayons d’un Soleil naissant.

Mais j’avais conservé le souvenir de la Cité nichée au creux de trois monts souverains.
Cette image, cette idée, ce murmure était resté avec moi ; il me suivait et hantait mes heures.
Les jours passant, la concentration m’avait abandonnée. Écrire, chérir ; vivre ; tout était entaché par cette obsessive remembrance.
Or, amère plaisanterie, je ne retrouvais pas les chemins oniriques qui m’avaient menés à Elle.
Le ciel de nuit, couvert de nuées, ne dévoilait plus l’Étoile.
Et la Cité.

Il me semblait pourtant parfois me réveiller, mes sens encore marqués : Les odeurs séduisantes baladées par le souffle de ces montagnes en bouche, le reflet de richesse gravé dans le fond de l’œil.

Il fallut attendre un jour de grand froid, où fouillant la forêt pour restaurer le feu, la fièvre profita de mes faiblesses familières.
Mon corps lors consumé, mes pensées empoignées par le mal ; j’en oubliai les murs d’albâtre et les dômes d’or pour la première fois depuis longtemps.
Vague et vacillant, je m’étais surpris à scruter les astres entre deux accès.

Et, sans plus d’affliction ni de fatigue, je me retrouvais de nouveau à veiller sur la Cité, depuis les confins altiers.
Altère infinie qui pouvait s’assouvir ; enfin.
Là-bas, au creux de la main d’un colosse de granite anonyme, habillée de son linceul marmoréen, la Cité m’attendait.
Les scintillements qui brillaient sous la nuit agonie signaient la fin de fastes festivités ; mon cœur se serra d’avoir manqué ce moment, lors mes pieds foulèrent ce sol qu’ils connaissaient.
Je traversais les étangs intacts, et les sylves sereines sans prendre le temps d’y cueillir un souvenir ; la passion m’appelait.

Et cette fois-ci, c’est sur la première marche que mon corps lâcha ; s’effondrant face aux fondations du Portail d’Airain, Sublime Muraille.
L’éclair auroral des deux orbes s’embrassant auréolait ce gardien quiet ; imposant à mon cœur déjà prédicateur cette splendeur pristine.
Les gonds grincèrent, grattèrent la pierre et me convièrent à entrer. Siéger parmi ces illustres esprits ? Un souhait secret tant estimé.

Mais, comme la première fois, je sentis l’oubli me saisir, m’étrécir pensées et perceptions, m’engloutir de son noir ; au point de ne capter qu’un son, qu’un nom, une braise pour seul fanal.

« Darthanós ! »

Je revins à la conscience, trempé de sueurs froides, brûlé des souvenirs frais d’un mauvais rêve.
Une lumière laminée par les vitraux avait installé une douce ambiance ; rassurante.
La porte s’ouvrit lentement, laissant entrevoir un masque de fer austère qui, bientôt, disparu derrière la clarté d’un sourire cher et aimant. Je reconnus Kalós ; mon mécène, mon maître, mon ami.
Il s’assit à mon chevet et me prit dans ses bras ; embrassade que je lui rendis volontiers. Avec amabilité, il me demanda si la moindre douleur m’accablait ; et heureux d’apprendre qu’il n’en était rien, son expression se fit plus sévère.
Il me sermonna pendant de longues minutes ; décrivant son inquiétude de me voir prostré devant les portes de Karakoth ; maudissant les dieux de m’avoir doté d’une si faible constitution, mais d’une si grande hardiesse ; fulminant à l’encontre de la forêt de Prasiné et des vallons sinueux et fallacieux du Mont Argon.

Ses traits retrouvèrent peu à peu leur douceur coutumière alors qu’il se dirigeait vers la baie vitrée.
Sa peau laiteuse tournait au cramoisi tandis qu’il scrutait l’extérieur ; j’y voyais des cirrus sans fin cascader dans le ciel sempiternel ; mais Kalós, lui, semblait être témoin de démons dissimulés dont lui seul avait connaissance.
Le flottement troublant qui s’était installé émiettait mes pensées, mes attentes, et ma contenance.
Mais avant de murmurer le moindre mot, mon ami m’avait empoigné ; me poussant, m’escortant dans les passages et boulevards de la Cité. Nous nous promenions sans pas traînant sur les pâles remparts, profitant des caresses du couple solaire.
C’est alors que, m’adossant contre l’écorce vivace d’un cèdre séculaire, je lui demandai ce que j’avais manqué du Festival de la Mantéia.

« Le Hiérarchonte Khrysós n’a pas quitté les Quatre Cloisons Blêmes. »

Le souffle me manqua.
Les mots m’abandonnèrent.
Je tentai de bredouiller une réponse.
En vain.

Mais si l’Oracle d’Or ne sortait pas de sa narcose — celui qui défait le faix de la Fin, qui met en déroute les outrages du temps, qui daube et dupe les dieux d’Ailleurs — lors l’horizon se peindrait des nuances du Néant.

Je vacillai, frappé par la tribulation qui m’habitait ; Kalós m’attrapa dans ses bras, me pressa contre son cœur. Il poursuivit, la voix inflexible, mais l’iris trahissant une détresse insoupçonnée.

Il me rappela les contes sur les innombrables provocations du peuple des confins.
Ces hommes difformes, sans honneur, déifiant des idoles de malheurs, professant leur féauté à ses astres songeurs d’Ailleurs ; ils étaient la pire tourbe en cette terre, un limon sombre et poison.

Et ces hommes, sans loi, sans roi, sans foi, ne cessaient jamais de guetter leur heure de gloire, prédatant avec rapacité les pays civilisés.

Et les neuf-cents-soixante-trois dynasties successives du sol sacré de Lomar avaient tenues tête sans faiblir face à ses hommes des confins ; des millénaires et des millénaires, des siècles et des siècles, des décades et des décades, des vies et des vies.
Mais la nouvelle était indéniable.
Thyroth, la porte du Divin-Royaume de Lomar, était tombée il y a trois semaines déjà, suivie de peu par la prospère Ólboth, puis l’imprenable Phrurioth.
Maintenant, Karakoth ; l’intouchable Cité-État au Jaune Icône, couchée sur son lit de marbre, cachée au creux de la couronne de roc ; était en péril, et le divin-roi voisin n’avait toujours pas répondu à nos prières.
Les vents méprisants sifflaient la chute du Trône.

Sans allié ; sans coryphée ; sans divinité. Défendre la cité était un désastre qui taisait son nom.

Fébrile, je me dégageai lentement de l’étreinte de Kalós ; je siégeai au bord du précipice, sardonique pantomime du sort qui nous attendait tous.
Mon ami était ce qui nous restait de chef ; et quel chef, un colosse louable et loyal, fort et futé, aussi bien versé dans le vers de l’éloquence que dans celui de la lance.
Mais seul, je doutais qu’il puisse nous faire goûter au triomphe.
Il ajusta sa coiffe de fer ; le temps de l’apitoiement avait cédé sa place à celui de la ténacité.
Je voulais moi aussi défendre ma patrie, prendre pieux et pavois, palper la peur et les espoirs de mes pairs, peut-être…

« Non. »

Kalós venait d’entraver mon soupir de velléité d’un seul mot, giflé dans ma vanité.
Tout en me menant vers le Portail d’Airain, il m’inculquait que chaque homme en état de combattre garderait chacun des créneaux qui dominaient les étendues sauvages, et chacun de ces mêmes hommes devrait opposer aux envahisseurs la résistance de cent titans. Mais, précisa-t-il, je n’avais pas le cœur guerrier, et il se refusait à me voir périr sans coup férir ; c’est pourquoi il me confia le devoir décisif de guetter l’entrée du col, au pied du Mont Argon.
Il me poussa en dehors des murs de la Cité, m’estimant avec assurance alors que j’escaladais les sentiers vers la tour sentinelle, obélisque dont je connaissais tout saillant.
Ma mission, quoique simple, ne restait pas moins essentielle. Lorsque les feux des hommes des confins perceraient l’horizon, j’aurais à compter bêtes et engins, et renseigner la garnison. De ces informations, notre victoire était escomptée.

Indolents, les rideaux volaient au gré du vent.

C’est dans le silence d’un crépuscule inconnu que je prenais place en mon sommet, les sens à l’affut, scrutant patiemment. Loin là-bas, les deux soleils plongeaient dans les eaux claires du lac Hali, et l’éther se tapissait doucement d’étoiles noires.

Et je la vis flamboyer.

Entre ciel et terre, elle frémissait, dansait pour moi.
Charmeresse, elle se mit à me murmurer de mauvais mots, m’enjoignant à m’enfoncer dans une somnolence traîtresse, scandant sa prière pécheresse :

Endors-toi, vain gardien
Que toute étoile
De celles qui apaisent, qui bénissent
Tourne et tourne mille éternités
De celles qui attisent, qui punissent

Qu’elles lèvent le voile
Sur ces pensées de rien.

Je luttais contre la tentation de la léthargie, tentant de trouver un sens à ses sussurrations ; mais litanies et volonté n’étaient d’aucune aide, et bientôt, ma tête lourde et oscillante tomba contre ma poitrine.
Et lorsque j’ouvris les yeux, j’étais dans un rêve, un lit, face à une lucarne donnant sur les cimes torses d’arbres torves, sur un marécage de misère. Et au-dessus ; la Solitaire ; brillant, riant de son moiré mauvais.

Et ce rêve est sans fin.

Parfois, j’aboie frénétiquement, de honte, de désespoir. Suppliant piteusement les créatures du rêve qui m’entoure de me réveiller, de me ranimer avant que les hommes des confins ne franchissent le col de l’Argon. Mais ces chimères ne sont que démons ; elles me disent que je ne rêve pas ; elles se moquent, elles me tournent en dérision, elles me martyrisent, tandis que l’ennemi difforme et sans honneur s’infiltre sournoisement dans nos lignes.

J’ai failli à mon devoir.

J’ai livré la Sainte-Cité de Karakoth.

J’ai trahi Kalós, mon mécène, mon maître ; mon ami.

Et ces ombres se gaussent, m’affirment que le pays de Lomar ; ses sommets argentés, ses sylves suaves, ses rivages aux nuages ; n’existe nulle part ailleurs que dans mon esprit sibyllin.

Et pendant que je m’écrase dans les affres de ma faute, de ma responsabilité ; essayant convulsivement de sauver la cité pour laquelle le péril augmente à tout instant ; me débattant sans espoir pour me débarrasser de la demeure de pierres et de briques dressée sur la colline au cœur du marécage ; la Solitaire, terrible et atroce, darde de la voûte ténébreuse ses rayons cendrés et froids, clignant hideusement comme un œil fou qui essaie de transmettre un message, mais qui a tout oublié.

Et ce chant atone, mélopée aphone, jusqu’aux Hyades résonne.
Et sa voix, sans bruit, déjà se meurt, s’évanouit.






⁂ Cet écrit est un hommage. ⁂

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