La Clé de la Chambre Rouge

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“Bon sang de bois !”

Le respectable inspecteur Burroughs bouillonnait dans son costard kaki. Il jeta ses notes sur la table du salon et ses épaules dans le dossier molletonné du fauteuil. La fraîche brise de printemps qui s’invita par la fenêtre entrouverte vint lui chatouiller sa moustache, parfaitement taillée par les soins de Harvey Halsby, le célèbre styliste de Manchester. Il laissa s’échapper un énième râle.

“C’est à s’en arracher les cheveux, Cortez. Deux jours ! Deux jours que Sir Brisbane a disparu de son propre manoir, au milieu d’une réception mondaine. Deux jours, durant lesquels, absolument personne ne l’a vu, entendu, reniflé ou que sais-je !”

Le dénommé Cortez, un homme longiligne aux cheveux poivre-et-sel, au bouc frisé mais propre, et au teint méditerrannéen, battait nonchalamment un jeu de cartes, et tira la première. Un roi de cœur. Il leva son sourcil droit et extirpa un épais nuage de fumée de ses narines. L’officier britannique, lui, s’était levé pour faire les cent pas autour de la table.

“Et ce damné de vigile qui m’a assuré qu’il n’a vu personne entrer ou sortir du domaine, et la servante qui ne l’a pas vu dans son lit avant-hier matin, et les invités qui ne l’ont pas revu au repas… Sir Shelley, Sir Fitcher, Lady McLean, le juge Halberry, même sa propre fille Elizabeth, personne ne l'a vu, rien de rien de rien de rien… Et Cortez, malgré tout le respect que j’ai pour vous, au nom de tous les cabots de Sa Majesté, bougez vous le derrière ! Je n’ai jamais vu un Espagnol aussi flegmatique !”

L’ibère oeilla le moustachu, saisit sa pipe et laissa chanter son accent andalou.

“Et je n’ai jamais vu un Anglais aussi échaudé. Vous devriez ôter votre veston.

- Je me retiens de vous l’envoyer à la figure, sachez-le !”

Sean Burroughs retourna s’asseoir sur son fauteuil. Son compagnon lui causait bien des maux de têtes, mais Gérard Cortez, tout têtu qu’il fût, était doué d’une intuition et d’une vivacité d’esprit remarquable. Depuis son arrivée impromptue au tribunal de Manchester, l’inspecteur quinquagénaire avait reçu l’aide du procureur espagnol à maintes reprises ces quatre dernières années. Quand il voulait bien la lui fournir, du moins.

“Vous savez, Señor Burroughs…”

L’intéressé se renfrogna. Encore une de ces réflexions philosophiques à dormir debout. L’anglais se tut cependant, dépité. Cortez rangea son talon de cartes.

“... je pense que nous vivons dans un monde en noir et blanc.”

Burroughs appuya un regard de plomb sur l‘andalou. Ce dernier prit le relais des cent pas, orbitant cette planétaire table du salon.

“N’allez pas sur ce terrain glissant avec vos singeries…”, soupira-t-il.

“Vous m’avez mal compris, je ne parle pas de couleur de peau. Au contraire, il faut aller au-delà des apparences.”

Le britannique fit un signe las en direction de son ami, l’invitant à continuer.

“Il n’existe que deux choses en ce monde. Le blanc, que l’on connait, qui nous rassure ; et le noir, l’inconnu, la peur. Jusqu’à présent dans ma carrière, j’ai eu à faire passer l’un vers l’autre. Vous et moi, nous sommes blancs, et les autres sont noirs, a priori. Mais qu’est-ce qui nous distingue des autres exactement ? Quelle est la frontière entre le blanc et le noir ?

- … Le gris ?

- Le rouge !” Cortez leva un index paratonnerre avant de recroiser ses mains dans son dos. “Oui ! Le rouge du sang, de la chair, des passions, des pulsions, de l’acte ! De l’acte. Car l’acte est nécessaire pour passer du blanc au noir, et du noir au blanc.”

Il marqua une pause. L’absence de réaction de son collègue britannique poussa Gérard Cortez à continuer sa tirade.

“Nous faisons passer les faits et les gens du noir vers le blanc car nous entrons dans le rouge en agissant. Et de même, Sir Brisbane est passé du blanc vers le noir en agissant. Et c’est maintenant à notre tour de le faire repasser vers le blanc de ce monde. Pour celà, j’ai pris les devants.

- Qu’est-ce que vous insinuez ?

- Il ne vous aura pas échappé que tous les grands pontes du tribunal de Manchester étaient invités. Je n’en ai pas eu la chance, mais j’ai tout de même pu glaner des informations la semaine dernière, alors que la fête se préparait. Je cite donc !”

Cortez toussa et prit une posture théâtrale devant la cheminée métallique opposée à la fenêtre. Cette allure candide irritait l’inspecteur : on parle d’une disparition, et cet espagnol impertinent prend son pied comme s’il participait à une passionnante partie de poker, le pitre !

“Lady McLean ! Deux points, ouvrez les guillemets…”, mima-t-il avant de prendre la voix chevrotante de la vieille comptable. “Je ne comprends pas ce garçon. Charles Brisbane refuse d’avoir ne serait-ce qu’une horloge chez lui. Il oblige ses serviteurs à avoir leur propre montre à gousset.

- Oui, en effet, il détestait qu’on lui rappelle le temps qui passe, ça le rendait morose. Mais qu’est-ce que ça a à voir avec notre enquête ?

- J’y viens, j’y viens. Ensuite ! Sir Fitcher.” L’espagnol prit un ton lourd et se mit dans la peau du personnage. “Vous savez, Sir Brisbane a une curieuse fascination pour les meubles en velours. Mais je me demande vraiment où il les met, car je suis venu prendre le thé chez lui maintes fois sans en voir la couleur !”

Cortez continua sous le regard circonspect de son vieil acolyte. Le fringant procureur se mit à imiter une personne voûtée avec un maillet. “Le juge Halberry. Il y a deux ou trois histoires sordides autour de Charles. C’est un homme volage. Depuis qu’il est veuf, on dit qu’il a des vues sur sa servante, Lydia.

- Ce serait complètement déplacé de sa part, c’est insensé ! Surtout lorsqu’on connaît les détails de la mort de Lady Brisbane…”

Cortez sortit de son rôle de magistrat boiteux. “Les détails de sa mort ?” interrogea-t-il de son célèbre sourcil droit.

“Vous n’êtes pas au courant ? Lady Mary-Jane Brisbane a été assassinée d’un coup de couteau dans la tempe, et l’assassin est toujours dehors. Elle a été tuée alors qu’elle se promenait seule dans les bois, et on suppose que c’est une tentative de vol qui a mal tourné…

- Vous me l’apprenez ! J’ai entendu parler du trépas de la señora, mais sans plus.

- Vous me surprenez, vous qui avez l’oreille si bien pendue…

- Je me surprends moi-même ! Enfin, dernier témoignage. Et le plus récent ! Seymour, le majordome.” Cortez se dressa raide comme un piquet et tripota ses gants. “Vous savez, la cheminée du salon de mon maître fut commandée sur mesure, pas les forges Brisbane implantées en Australie c’est un objet unique au monde !”

Le rideau se ferma sur les performances d’acteur du procureur, et s’ensuivit un silence d’incompréhension. Burroughs décida de réveiller l’orchestre et de monter la gamme. “C’est tout ? C’est tout ce que vous avez à me dire, Cortez ? Vous vous moquez de moi ?

- Oui, voyez, ces histoires sont absolument dépourvues d’intérêt. Tout au plus elles servent à démarrer des conversations lors des soirées mondaines.”

L’inspecteur fit ronfler ses cuivres et souffla une symphonie d’injures et de sobriquets à la face du fieffé freluquet. Il le rejoignit devant la cheminée pour le grand final, mais avant de faire sonner les cymbales, il prit Cortez par le col et le colla contre le conduit de la cheminée.

Et les cymbales retentirent. Le métal sonna creux. Le final eut retenti et le silence tomba de nouveau.

En guise d'applaudissements, le duo policier entendit un fin battement.

Tic. Tac. Tic. Tac.

La confusion se lisait sur le visage de l’inspecteur Burroughs. Le procureur Cortez rédigeait un rictus fier avec son sourcil si moqueur.

“Absolument et complètement dépourvues d’intérêt ces anecdotes, n’est-ce pas ?” L’inspecteur ne lui répondit pas et se mit à pousser la cheminée sur le côté. Celle-ci glissa doucement sur le plancher dans un grondement métallique, révélant une grille ; et derrière la grille, un escalier de pierre en spirale, étroit et sombre. Un simple crochet tenait le portail fermé de l’intérieur ; Burroughs l’ouvrit d’un coup de doigt entre les barreaux de fonte. Les deux compères montèrent le raide escalier et arrivèrent rapidement sur une autre porte rustique en bois. Et fermée.

“Il a l’air bien mince, ce verrou.”, grommela l’inspecteur, qui suait à grosses gouttes. “Poussez-vous, Cortez ! Ce n’est pas votre physique de phasme qui va l’ouvrir pour nous !”

L’espagnol acquiesça et descendit quelques marches. Le britannique fit de même, pour mieux se ruer sur la porte tel un taureau devant une muleta. Celle-ci chut tel le London Bridge après deux coups d’épaule bien placés. Burroughs se mit immédiatement en quête d’un interrupteur ; Cortez prit note de ne jamais jouer au rugby contre l’inspecteur.

“Par tous les saints !”

Un lustre élaboré jetait sa lumière tamisée sur l’ensemble de l’étroite pièce toute en longueur dans laquelle ils se trouvaient. Coincée entre d’épais murs de briques, la salle secrète était vêtue d’une couleur unique.

Le rouge. Une moquette cramoisie recouvrait le sol ; les sièges ostentatoires étaient matelassés de velours rubis ; le luxuriant lit à baldaquins était drapé de bordeaux, de satin alizarin, et d’un édredon incarnat ; les rideaux dudit lit le fermait dans toute leur douceur cinabre ; la commode, la penderie et la table basse étaient d’acajou ; une statuette d'un faune cornu en porphyre trônait rieur près de la lampe de chevet, nu, avec une coupe de vin à la main ; enfin, près d’un conduit d’aération qui traversait le sol pour rejoindre le grand salon d’en bas, une grande horloe, avec un balancier en cuivre qui battait la mesure de son tic-tac imposant.

L'envoûtante fragrance de la myrrhe emplissait la pièce de ses effluves pataudes, masquant le hâle d’humidité et de poussière propre à ce genre de salles cloisonnées. Par delà cette première impression pesante se développait un bouquet floral sensuel, tel le parfum d’une jeune dame. Frais comme un matin d’été, on pouvait y distinguer la lavande, la rose, la framboise, la groseille, et une pointe subtile de romarin. Mais ce qui parachevait ce baume de stupre était tout simplement le voile de carne faisandée, le masque soyeux de la chair corrompue, le tintement métallique d’une boucle d’oreille forgée dans un lac de sang embrasé.

Et c’est dans cette ambiance bacchanale que le maître des lieux, entouré des succubes ricanantes qui hantaient les torrides nuits passées dans cette salle à l’abri des réalités ; le seigneur Brisbane lui-même, se reposait pour l’éternité. Son sabre d’apparat, de part en part de ses tempes, lui dessinait de fines cornes argentées, seulement rougies par son propre cruor.

Une fois passée la stupeur initiale, Burroughs se pencha sur le cadavre, déjà verdi par les formes de vie inférieures. Aucun doute, il était mort la nuit même où Lydia la servante a reporté son absence. L’examen du médecin légiste en permettra d’en savoir plus, mais Burroughs sentait que le sabre était une fausse piste. La salle avait l’air en ordre et les vêtements de Sir Brisbane en bon état. La main sur la garde du sabre n’était pas non plus bien resserrée ; elle avait été placée là pour faire croire à un suicide.

“Quel augure, Señor Burroughs, c’est sublime !”, Cortez siffla. “Quelle ambiance érythréenne ! Lilithienne ! Et notre Sir Charles Brisbane, espadifié ainsi… C’est dantesque ! Non, michelangélique ! Boschien ! Delacruzesque !!”

Les yeux de l’espagnol étaient remplis d’une étincelle de passion malsaine qui fit frémir l’inspecteur de Manchester. Cortez, absorbé par sa soudaine vision artistique, s’agitait dans la pièce et au-dessus du cadavre comme un enfant devant l’étal d’une confiserie de Londres. Burroughs le rappela à l’ordre d’un coup de dos de la main dans le ventre de l’ingénu.

“Quand vous aurez fini de batifoler, vous vous souviendrez peut-être que nous sommes sur une scène de crime, Cortez !

- Oui, Sir !... Veuillez me pardonner pour cet emportement. C’est une bien triste nouvelle, bien entendu.”

L’anglais grommela et regarda de nouveau le corps sans vie du propriétaire du manoir, perdu dans ses pensées. Après une minute de deuil silencieux, décompté par l’inlassable horloge du coin de la pièce, Burroughs posa à Cortez les questions qui le taraudaient.

“Je pense que le but de cette salle nous est évident à tous les deux. Sir Brisbane a sans doute arrangé et caché cette pièce pour pouvoir s’ébattre en toute discrétion et tranquillité avec ses… courtisanes. Alors pourquoi y avoir placé une horloge, lui qui déteste ça ?

- Eros et Thanatos, l’amour et la mort. L’un ne va pas sans l’autre. Je pense que même Sir Brisbane connaissait ses responsabilités en tant que magistrat et être humain. Voyez en cette horloge un outil pour revenir du noir vers le blanc.

- Je vois... Et pour la clé de cette chambre, croyez-vous qu’il en existe une copie ?

- J’en doute fort. Charles Brisbane voulait probablement garder cette pièce la plus secrète possible. Je pense que notre meurtrier a pris la clé en partant, et a très certainement eu le temps de la cacher ou de la détruire.

- C’est exactement ce que je pense aussi. Cela nous laisse donc uniquement le personnel et les invités comme principaux suspects. Et parmi eux, seulement les invitées féminines, et qui connaissent les circonstances de la mort de Lady Brisbane ; le sabre est une coïncidence trop frappante à mon goût. A moins que-

- Non, Sir Brisbane n’est pas inverti. Monsieur le juge Halberry, qui semblait bien connaître le sujet, l’aurait mentionné. Ce genre de rumeur ne passe pas inaperçu vous savez… Vous pouvez en croire mon expérience en commérage.

- Cela nous laisse donc trois personnes : la vieille Lady McLean, la servante Lydia, et sa fille Elizabeth Brisbane… Partons, Cortez.”

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Le respectable inspecteur tamponna son front bouillonnant avec un mouchoir tiré de son costard kaki. Cortez se remit à battre nonchalamment son jeu de cartes, la pipe au bec. Cela faisait maintenant quelques minutes que les deux policiers s'étaient recueillis dans les fauteuils du salon. La brigade d’investigation avait sécurisé la scène du crime, et le reste des civils présents à la soirée fatidique a été convié à la salle de réception.

“Je compte sur vous pour ouvrir le dossier et prendre vos prédispositions pour le procès à venir, Cortez.” déclara l’inspecteur en se levant, brisant ainsi le silence. “Je m’en vais annoncer la terrible nouvelle en privé avec Lady Elizabeth, et je ferais arrêter la servante quand j’aurais fini.”

Cortez tira une carte. La dame de pique. Il fronça. “Faites à votre guise, Burroughs. Mais il y a une chose que vous devez garder en tête.”

L’andalou se leva, mit son pardessus et empoigna sa mallette. L’inspecteur se tourna vers lui, le regard circonspect. Cortez prit son béret et salua Burroughs. Il le vissa sur sa tête et confia à son collègue un dernier indice avant de partir :

“Le parfum de Lydia ne sent pas le romarin.”

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