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 Atroce sensation, s’il en est.

 Celle qui te ronge de l’intérieur, celle qui t’incommode, celle qui assèche ta gorge. Elle grignote ton temps, accapare tes perdus moments ; elle te soustrait à la vie.

 Tu ne dors plus, trop absorbé par l’obsédante.

 Elle s’insinue dans les moindres méandres de tes synapses. Ravageuse intolérable, elle gagne du terrain sur toi. Elle creuse ses sillons, t’honnit tes barrières ; elle te soustrait à la vie.

 Tu ne réfléchis plus, trop ingéré par la gourmande.

 Elle révolte ton estomac, serpentine dans tes entrailles, ajoute des nœuds à tes viscères emmêlés. La tordante passe et repasse, elle tabasse ton organisme, elle trépasse tes envies ; elle te soustrait à la vie.

 Simiesque, tu singes le zombie. Tes yeux ensanglantés urtiquent tes pensées, ta vessie fragile menace de noyer ta bile. Tu veux, mais ne peux ; spectateur de ta propre déchéance ; ni pisser ni dormir.

 Tu te retrouves prisonnier de cet entre-deux, tiraillé par tes besoins contraires, soumis à son bon vouloir. L’impérieuse se joue de toi : pièges savamment disposés, elle a su t’orienter dans ses filets. Et, nuit après nuit, progressivement, insidieusement, machiavéliquement, l’insomnie, ton insomnie !, te soustrait à la vie.

Les nuitées dernières, compressé par tes draps, constricté par tes méditations, tu t’étais évertué à joindre tes paupières. Cela n’avait pas fonctionné, alors tu t’étais levé et tu avais rallié ton bureau pour travailler, dans l’espoir de succomber à la caresse des pavots qu’aurait, par chance !, porté Morphée lors de ses pérégrinations nocturnes.

Ingénieuse idée, il est vrai, mais aux regrettables conséquences, je le sais.

Ta femme t’avait réprimandé. Tu faisais trop de bruit, un tintamarc de tasse et de café. Ironie de la chose, jamais ça ne t’aurait aidé à t’assoupir ; et derrière ta porte, je me gaussais. L’injonction avait aussi réveillé les enfants. Ah ! Je me délecte encore des mots que ta douce hyène t’avait crachés ; « piètrhomme, moins que rien, sans couilles » ; elle se fourvoyait. Pas totalement.

Si elle s’imaginait que tes troubles du sommeil naissaient du stress imputé par ton boulot, alors oui, elle avait tort. En revanche, sa vérité s’incarnait dans le choix de ses termes. Parce que, de moins que rien, de piètrhomme sans couilles, on ne pouvait espérer meilleur représentant.

Je l’ai su dès le moment où tu l’avais aperçu. Ma marque sur ta porte. Insignifiante au commun des mortels, enivrante d’adrénaline. Tu étais resté là, à la fixer, la main sur la poignée, paralysé, rattrapé par ton passé.

D’autres l’avaient aussi vu. Ils n’étaient plus de ce monde. Certes, ils avaient essayer d’agir, de faire quelque chose, à minima de réfléchir, mais toi, ahah !, t’es vraiment le pire des sacs à merde. Tu me laissais jouer avec toi, ainsi j’ai pris mon temps.

De temps, je n’en dispose plus. Je dois m’éclipser, me faire oublier. Cela dit, je ne partirai pas sans toi. Alors tu ne m’en voudras pas, j’en suis certain, d’avoir intensifié ma présence.

Toc-toc

Au carreau de ton bureau, mon ombre imprimait sa buée.

Toc-toc

Au plafond de ta voiture, le poids de ma présence te surplombait.

Toc-toc

Au portail que tu venais de fermer, ton chien m’aboyait.

 Et maintenant, je t’observe tournevriller, encamisolé par les carcans de ton cocon familial, empêtré par tes réminiscences. Tu n’oses pas te lever. Tu n’oses pas bouger. Par crainte des conséquences. Même la respiration apaisée de ta compagne te suffoque. Tu n’oses pas tourner la tête vers elle. Tu n’oses pas lui parler.

 Finalement, ton salut point de ton vieux clébard. Lui, au moins, aura reniflé le traquenard. Tu te lèves, le visage creusé, les yeux irrités. Tu descends les escaliers, les jambes molles, puis tu te diriges vers la porte. La main entre les oreilles couchées de ton cabot grognant, la truffe craintive, mais vindicative, tu essaies de le calmer ; en vain. Ses couinements persistants percutent ton inconscient, ton cœur s’emballe, ta peur ruisselle sur ta peau chairdepoulée.

 Il sait, tu sais, je sais. Nous savons.

 La porte. Ce frêle obstacle, à la fois rassurant et fragile. Cette carapace qui peut se carapater à la force de nos envies. Tu peux l’ouvrir. Tu peux l’ouvrir et lancer le molosse. Tu peux l’ouvrir et lancer le molosse pour en finir. Tu peux l’ouvrir et lancer le molosse pour en finir, ajouter au chaos l’impact de tes muscles fatigués. Tu peux… oui tu peux, mais tu n’en feras rien. Parce t’es un couard, un fils de pute qui ne s’en prend qu’à plus faible que lui. Tu peux, mais les flics viendraient fouiner dans tes sordides affaires, révéler tes saloperies de magouilles, mettre en lumière ton habileté à t’enticher d’enfants innocents.

 Alors tu attends. Tu attends que je frappe à ta porte.

Toc-toc

 Tu attends que je vienne te cueillir, à l’instar de la vie que tu m’as fauché. Tu attends que je pénètre ton corps aussi ardemment que tu l’avais fait avec le mien.

Toc-toc

 Cependant, si c’est moi qui entre, si c’est moi qui actionne cette putain de poignée, je ne m’arrêterai pas à ta seule gorge. Parce que tu m’auras mis en colère, parce que ta lâcheté m’aura mis en colère.

Toc-toc

 Ouvre !

Toc-toc

 Qu’on en finisse !

Toc-toc

Toc-toc

Toc-toc

 Que ma lame te soustrait à la vie.

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