Chapitre 19

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Nous prîmes la route vers Ocar dès le lendemain. Ayant rallié la civilisation et disposant de suffisamment de fonds, nous pûmes louer des moyens de transport. Nous choisîmes des calèches assez grandes pour y rentrer à dix. Les femmes se réservèrent la première, les hommes se répartissant dans les trois autres. Pour ma part, je voyageais dans la voiture personnelle de Velel. Cela nous prit une bonne partie de la matinée pour accomplir toutes les démarches, mais vu le temps que nous allions gagner par la suite, cela restait intéressant. Et en effet, alors qu’il nous avait fallu presque un douzain pour venir de la frontière, nous ne mîmes que deux jours pour atteindre la capitale.

La seule nuit du voyage, nous la passâmes à la belle étoile. De toute façon, aucun village ne disposait de l’infrastructure pour nous accueillir. Certains comptaient même moins d’habitants que notre troupe. Mais Ocar était une grande ville, la plus grande à l’est des montagnes. Et nous y trouvâmes une auberge où nous pûmes tous nous loger.

Pendant que Velel partait rencontrer son contact, seul. Meton et moi entreprîmes une opération importante à nos yeux : rendre à nos compagnons leur statut d’homme libre. Nous nous mîmes en quête d’un forgeron qui pourrait leur ôter ce symbole infamant. Ce ne fut pas dur dans une ville aussi grande. Même si les bawcks restaient les champions du travail du métal, nous n’étions pas totalement dénués de tout talent. Un à un, les anciens esclaves défilèrent et posèrent leur pied sur le billot pour que l’artisan le fît sauter d’un habile coup de pointe le goupillon qui maintenait le bracelet fermé. Mais quand ce fut le tour de Lassa, sa réaction fut étrange.

— Non ! protesta-t-elle.

Sous la surprise, Meton qui se préparait à pendre la cheville délicate dans sa main pour la placer correctement, hésita.

— Comment ça, non ?

— Je ne veux pas que tu me l’enlèves.

— Mais pourquoi ? Tu souhaites rester mon esclave ?

Il était vraiment interloqué par son refus.

Elle se leva et passa les bras autour de son cou avant qu’il réagît.

— Te plaindrais-tu de pouvoir faire de moi tout ce que tu désires ?

Elle ne lui laissa pas le temps de répondre avant de l’embrasser. Je connaissais les hommes pour savoir que, quelque fût l’enjeu de la bataille, Meton avait perdu. Il me surprit. Il parvint à desserrer l’étreinte de ses bras et à la repousser. J’avais sous-estimé la haine que les miens éprouvaient envers l’esclavage. Plus forte que leur amour apparemment.

— Ce bracelet est une abomination, dit-il, tu ne peux pas le garder. Pose ton pied là-dessus et…

— Tu m’en donnes l’ordre ?

Elle l’avait piégé. S’il disait oui, il confirmait son statut, ce que tout son être refusait. Mais s’il disait non, il la désignait comme libre de ses choix. Et son choix était de garder ce symbole infamant à la cheville.

— Non, dit-il.

Elle lui envoya un charmant sourire et reprit le baiser là où il l’avait interrompu. Ce coup-ci, il ne la repoussa pas.

Je n’avais pas compris le geste de Lassa. Mais je n’avais jamais été esclave. Il me manquait certainement des repères, puisque les trois autres femmes qui ne venaient pas de notre pays, ainsi que quatre hommes, l’imitèrent. Se sentaient-ils plus en sécurité avec ? Je supposais qu’un jour, elle nous expliquerait.

Après l’affranchissement, je rentrais à l’hôtel. Les autres femmes jouissaient de leur liberté retrouvée pour se promener en ville. À toutes, je leur avais donné quelques ocars pour qu’elles pussent se faire plaisir. Je disposais donc de la chambre pour moi toute seule. J’en profitais pour me reposer. Même si j’étais bien plus solide qu’avant, mon dos me faisait toujours mal. C’est dans un état d’extase que je m’allongeais sur le matelas de plume. Je ne regrettais pas que Meton m’ait forcé à dépenser le supplément pour l’avoir. J’avais parfois l’impression qu’il connaissait mieux mon corps que moi-même.

J’étais sur le point de m’endormir quand on cogna à ma porte. Un moment, je paniquais vu ce qui s’était passé la dernière fois que quelqu’un était entré dans ma chambre. Mais alors, il n’avait pas frappé.

— Entrez ! dis-je d’une voix hésitante.
La porte s’ouvrit et cinq hommes pénétrèrent dans ma chambre. Leur tenue, plus en accord avec des voyageurs sur le départ que des badauds, m’interpella.

— Que se passe-t-il ? demandai-je.

— Nous sommes venus te dire adieu.

— Adieu ! Vous nous quittez ?

Celui qui avait pris la parole hocha la tête.

— Pourquoi ? Je croyais que vous vouliez rentrer en Helaria.

— C’est ton désir. Mais nous ne sommes pas des Helariaseny. Notre foyer se trouve ici avec pour certains nos femmes et nos enfants.

— Vous savez que peut-être vous ne trouverez plus rien.

— Nous l’avons envisagé. Mais comment être sûr si on ne va pas voir ?

— Je comprends. Les autres ?

— Trois hommes veulent partir aussi. Mais ils vont vers le sud et resteront avec vous un bout de chemin encore.

Je me levai pour les saluer et l’un d’eux, prévenant, m’aida à me mettre debout. Un à un, ils me serrèrent contre eux. Après tout ce temps passé en leur compagnie, leur départ me déchirait le cœur. Pendant des mois, j’avais placé ma vie entre leurs mains. Ils m’avaient protégé quand je n’étais pas en état de le faire, ils m’avaient soigné. Je fis durer les étreintes plus qu’il n’était convenable. Mais qu’importe. C’était la dernière fois que je les verrais, je n’allais pas les laisser échapper si facilement.

Ils me saluèrent une dernière fois puis ils quittèrent la pièce. Je me retenais pour ne pas pleurer. Mais les larmes me brouillaient la vue. Pas suffisamment toutefois pour m’empêcher de remarquer que l’un d’eux était resté.

— Amonen, dis-je, tu ne veux pas me prendre dans tes bras.

— Oh, je souhaiterais te faire beaucoup plus que cela.

— Il est encore temps, remarquais-je en désignant le lit. Si tu y vas assez doucement, mon dos devrait le supporter.

— Je suis flatté que tu envisages cela avec moi. Mais j’ai une femme. Et je ne lui serais pas infidèle.

— Et comment s’appelle ma rivale ?

Il éclata de rire.

— Dinia, répondit-il.

— Va la retrouver, lui souhaitais-je, et rends-la heureuse.

— C’est mon intention. Mais avant j’ai deux choses à te demander.

— Lesquelles ?

Il sortit quelque chose de sa poche. Deux bracelets, identiques à celui que je portais au poignet.

— Je crois que tu es maître dans ton pays. Je voudrais que tu apposes ton sceau sur ça.

Je les regardais sans comprendre.

— Je ne comprends pas.

— Et je voudrais aussi que tu m’expliques comment rejoindre l’Helaria.

Un éclair se fit dans ma tête.

— Tu souhaites la ramener avec toi !

— Oui.

— Tu as une raison ou c’est juste mon charme.

— Je veux que mes enfants naissent libres, pas qu’ils soient soumis au désir d’un noble. Je veux que le fruit de leur travail leur appartienne. Et je veux surtout que quand nous déciderons d’avoir un garçon, Dinia et moi, le choix du père de serment nous revienne à tous les deux et pas à un seigneur qui veut remercier un employé méritant. Dinia est très belle. Elle a déjà servi de récompense à plusieurs reprises. Je veux que ça cesse.

Je le comprenais. Je fouillais dans mes affaires. Je ne tardais pas à trouver mon sceau personnel. En tant que maître, je devais toujours l’avoir sur moi. Mais c’était la première fois que je l’utilisais. Je me mis sur le rebord de la fenêtre pour disposer d’une surface solide. Un coup de marteau sur le tampon, et c’était terminé. Mon nom s’imprimait en relief sur les petites plaques métalliques fixées au fermoir.

— Pour trouver l’Helaria, tu descends l’Unster en rive gauche jusqu’à son embouchure, lui expliquais-je en les lui tendant. Tu longes l’océan jusqu’à arriver à un cairn fait de crâne. Et là, tu te lances à l’eau et nage vers le large. L’île se trouve à quelques longes de la côte. Tu as une bande noire au fond pour te guider.
— Merci.

Brusquement sous l’action d’une impulsion, je lui pris le visage entre les mains et l’attirais à moi. Je l’embrassais. Il hésita un instant. Puis il fourra les bracelets dans sa poche et m’enlaça. Je sentis ses mains explorer mon corps, prévenantes d’abord, puis avec plus d’assurance. Finalement, il m’enleva ma tunique. Je me retrouvais à demi nue entre ses bras. Après avoir été traité comme une poupée brisée pendant des mois, que cela faisait du bien ! J’étais pleine d’espoir quand il m’allongea sur le lit. Malheureusement, il ne continua pas. Il s’assit à côté de moi et me regarda.

— Tu es vraiment belle, me dit-il enfin.

— Plus que Dinia ?

Il resta silencieux, ce qui constituait une réponse en soi. De toute façon, ma question était déloyale. Il me caressa, remontant mon ventre, découvrant la forme de mes seins, le contour de ma mâchoire. Mais je savais qu’il n’irait pas au-delà. Dommage. Malgré l’envie qui me taraudait, je ne pousserai pas à trahir sa compagne.

Au bout d’un moment, trop bref, sa main quitta mon corps. Il ramassa ma tunique qu’il m’aida à enfiler.

Il me déposa un baiser sur le front. Un autre sur la bouche, très tendre.

— À dans un an, me promit-il.

— Sinon, je viendrais te chercher moi-même.

— J’espère bien, c’est ton travail de retrouver les citoyens égarés de l’Helaria.

Il montra les deux bracelets.

— Attends !

Je pris celui à son nom et l’aidais à le passer au poignet.

— Merci.

Il me déposa un autre baiser sur le front. Puis il tourna le dos.

Je m’étirai d’aise dans le lit. Même s’il n’avait pas osé aller jusqu’au bout, ce petit moment de tendresse m’avait fait beaucoup de bien. Mon corps était affamé de caresses. Ce n’était pas que l’on ne me touchait pas. Mais depuis des mois, c’était pour masser un muscle ankylosé, assouplir une articulation bloquée ou m’enduire d’onguents pour le soigner. Mais aucun ne l’avait fait juste parce qu’il en avait envie, parce que je lui plaisais. Amonen m’avait donné plus de plaisir qu’il ne le soupçonnait.

Il allait passer la porte quand je l’appelais une dernière fois.

— Ce garçon que tu souhaites faire un jour, tu as choisi un nom.

— Dinia et moi nous ne sommes pas d’accord. Je voudrais l’appeler Pelä.

— Et Dinia ?

— Elle préfère Öta.

— C’est mieux Öta, confirmai-je.

Il me sourit.

— Qui suis-je pour m’opposer à la volonté de deux femmes ?

Il ferma la porte derrière lui.

Ce que j’ignorais alors, c’est que je venais de choisir le nom de celui qui deviendrait un jour le père de mes enfants.

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