Chapitre 14

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La journée de la veille m’avait épuisée. Lassa avait raison, j’avais encore besoin de repos avant de pouvoir reprendre la route. Malheureusement, nous ne disposions pas de ce temps. Je ne savais pas dans quel état j’allais finir ce voyage. Mais si nous ne retrouvions pas rapidement Vespef, ce ne serait certainement pas sur mes jambes.

Quand je me réveillais, le soleil était déjà bien levé. En fait, tout le monde était debout, à l’exception de Ksaten. Ce devait être la première nuit qu’elle passait en sécurité depuis son enlèvement. Son organisme en profitait pour se reconstituer. Les autres femmes en revanche étaient survoltées. Elles devaient être aussi fatiguées que leurs consorts, mais pour le moment, elles jouissaient de leur liberté comme si elle devait disparaître prochainement. Et j’avouais que ce n’était pas impossible. Pour l’heure, elles chahutaient dans l’eau. De vraies gamines.

Meton s’accroupit de moi.

— Je vais en ville avec Lassa, annonça-t-il. Je dois me rendre au rendez-vous avec ce trafiquant.

— Tu es sûr, je peux être prête en un instant.

— Ce n’est pas la peine. Je pense pouvoir de me débrouiller seul pour acheter les esclaves.

Je me redressai, avant de me recoucher.

— Tu as raison, confirmai-je, je vais me reposer un peu.

— Tu devrais en profiter pour ranger le camp et faire disparaître nos traces. Nous ne devrions pas traîner après mon retour.

— Pourquoi ?

— Dès qu’il se rendra compte que les lettres de change ont été volées et n’ont plus aucune valeur, il va se lancer à notre recherche. Je préférerais me trouver loin quand cela se produira. Nous sommes à pied, pas lui.

— Tu as raison. Je m’y mettrais dans un instant, quand mon dos me fera moins mal.

— Ce n’est pas la peine, dit-il en se relevant, tu disposes de huit petites mains pour t’aider.

D’un large geste du bras, il désigna les jeunes femmes qui chahutaient dans la rivière. Habituée à tout faire par moi-même, je n’avais pas pensé à elles.

— Je les laisse jouer encore un moment. Mais pourquoi Lassa ?

— Je lui ai confié des achats en ville. Elles ont besoin de vêtements et de chaussures.

Je hochais la tête pour donner mon accord.

— Elles ne peuvent pas voyager comme ça, confirmai-je.

— Je ne m’en plaindrais pas. Mais cela causerait beaucoup de problèmes. Surtout avec l’hiver qui arrive. Et il vaudrait mieux qu’elles aient quelque chose sur le dos avant mon retour avec les hommes. Certains ne seront certainement pas Helariaseny.

— Excellente remarque.

Il allait s’écarter quand je le rappelais une dernière fois.

— Il est tôt, est-ce nécessaire d’aller voir ce négrier maintenant.

Il m’envoya ce sourire charmeur qui avait un effet si dévastateur sur la gent féminine et qu’il m’offrait quand il trouvait que je devenais indiscrète. Heureusement que je le connaissais depuis assez longtemps pour être immunisée. Enfin, je crois… En fait, non, pas du tout.

Quand Lassa revint, le camp était bien rangé, plus rien ne traînait. J’avais envoyé toutes ces jeunes femmes se réchauffer au soleil afin d’être bien sèches lorsque les vêtements seraient disponibles. La possibilité de s’habiller les mit en joie. Elles se précipitèrent sur la guérisseuse et lui arrachèrent le ballot des mains. Il ne contenait que des tenues très simples, tuniques et pantalons. Ne connaissant pas leur taille, elle avait prévu ample. Mais de toute façon, il n’aurait servi à rien de disposer de robes ajustées, elles étaient toutes amaigries par les mauvais traitements et allaient s’étoffer dans les douzains qui allait suivre. En revanche, elle avait sélectionné des couleurs différentes, ce qui entraînait des tractations. Pendant que nos pensionnaires s’habillaient, je remarquais le petit sourire de Lassa. L’exubérance des anciennes esclaves la mettait elle en joie. Ou était-ce autre chose ? En partant aussi tôt, Meton s’était ménagé un tête-à-tête de plus d’un monsihon avec elle. Auraient-ils trouvé un endroit pour un moment intime ? Je l’ignorai. En tout cas, il l’avait rassurée sur les sentiments qu’il éprouvait pour elle. Cela faisait maintenant un douzain que nous voyagions ensemble. Je connaissais bien Meton. Il appréciait la beauté féminine. Je l’avais vu prendre du plaisir juste à m’observer, je suis une belle femme après tout. Mais cela n’avait rien à voir avec la façon dont il regardait Lassa. J’avais mis un moment à le remarquer, il se montrait discret, presque taciturne. Mais je commençais à avoir des doutes là-dessus. Maintenant, j’étais sûre.

Les anciennes esclaves s’étaient calmées. Elles étaient toutes habillées avec des vêtements qui leur allaient plus ou moins bien. L’une d’elles m’avait réclamé du fil et une aiguille. Elle avait entrepris d’ajuster la longueur des bras et des jambes. Elle était douée. Elle était certainement couturière. Je m’avisais que toutes ces femmes étaient adultes, elles exerçaient donc un métier. Il serait bon de les recenser. Plus tard, quand je procédais, j’éprouvai quelques surprises en découvrant qu’outre notre couturière qui était en réalité tailleuse et d’une guerrière, nous disposions d’une charpentière, d’une chasseuse et d’une cuisinière. Autant de talents qu’il aurait été impensable d’exploiter hors de l’Helaria. Il n’était d’ailleurs pas étonnant de constater que les seuls qui ne savaient rien faire étaient justement les trois étrangères que nous avions accueillies en notre sein. Comme beaucoup d’esclaves, elles espéraient rentrer chez elle. Mais je ne doutais pas qu’après quelques douzains en notre compagnie, leur ancienne vie leur paraîtrait insupportablement étriquée.

Toutes les femmes s’étaient trouvé une occupation. L’une d’elles découvrant que je transportais quelques livres avec moi vint m’en réclamer. Je lui donnais un roman d’aventures épique basé sur un mythe diacareal. Il avait été transcrit dans l’alphabet helarieal, cette succession de perles colorée enfilée et enroulée en une petite bobine. Pour des raisons pratiques, chaque volume ne contenait qu’un chapitre. Elle s’appuya contre un arbre. Deux des étrangères vinrent la rejoindre et lui demandèrent de le leur lire. Elle accepta. Elles s’installèrent autour d’elle et l’écoutèrent raconter l’histoire de cet homme qui avait quitté son pays pour découvrir le monde. Autre différence entre l’Helaria et les autres pays. Les trois étrangères ne savaient pas lire, alors qu’en Helaria les femmes recevaient la même instruction que les hommes.
En fait, la seule qui ne faisait rien était Ksaten. Elle ne s’était pas habillée non plus, même si elle s’était réservé quelques vêtements dans le stock de Lassa. Elle s’était allongée un peu au-dessus de nous, dans une trouée du feuillage qui lui permettait de profiter des rayons bienfaisants de Fenkys. De sa position, elle pouvait surveiller ses sept compagnes. Elle avait consacré tant d’efforts à les protéger que même maintenant en sécurité elle n’arrivait pas à passer la main. Son épuisement aidant, elle finit cependant par s’endormir, sous le regard attentif de Lassa qui veillait sur nous toutes comme une vraie mère jurave. Cette normalité me parut si reposante, après les jours difficiles que je venais de vivre, qu’à mon tour je m’endormis. Au temps pour la protection du camp. Les deux guerrières chargées de sa surveillance ronflaient.

Je ne sais pas combien de temps je dormis. Mais quand Meton revint, Fenkys avait dépassé le zénith. Il n’était pas seul, un groupe d’hommes assez important l’accompagnait. Il avait réussi. Je me relevai sur un bras et posai la main sur quelque chose de dur qui faillit me blesser. C’était une petite statuette, sculptée avec beaucoup de dextérité. C’était un visage de jeune femme, visage triste, baigné de larmes. Le morceau de bois avait été soigneusement taillé et poli. De toute évidence, une de nos esclaves avait voulu exorciser ses démons, en démontrant un réel talent. Je tentais de déterminer laquelle était à l’origine de cela, sans succès. Quant aux outils, je constatais qu’on avait emprunté le poignard de ma botte droite et qu’il avait été nettoyé puis remis dans son fourreau. Ksaten se dépêcha de s’habiller. Lassa dut d’abord m’aider à mettre le harnais en place avant que je pus me rendre décente. Si personne ne vint m’ennuyer, je notais malgré tout que ces opérations n’avaient pas échappé à certains regards. Et la présence de toutes ces femmes avait éveillé certains appétits. Heureusement, pour l’instant, ils semblaient tous trop fatigués pour constituer une gêne. Mais cela voulait dire que contrairement aux désirs de Meton, nous ne nous mettrions pas en route ce soir. Ils avaient tous besoin d’une bonne nuit de sommeil. Ils n’étaient pas en aussi mauvais états que les femmes cependant. Les esclaves mâles se vendant mieux, ils étaient mieux traités. Tous par exemple, possédaient un pantalon qui nécessiterait au pire un léger reprisage pour être comme neuf. Quant aux tuniques, Lassa en avait rapporté assez pour tout le monde.

La surprise vint de Dinlirsle. La jeune fille poussa un cri, un nom certainement et s’élança vers eux. Un homme tourna la tête de stupeur. Il se dégagea du groupe et la rattrapa au vol. Il la fit tournoyer pendant qu’elle riait aux éclats. Puis il la reposa doucement sur le sol, sans la lâcher toutefois. Il couvrit son visage et son cou de baisers tendres en terminant par la bouche. En voilà deux qui s’étaient retrouvés. Je me demandais s’ils se connaissaient du temps où ils vivaient encore en Helaria ou si c’était un amour plus récent, dû aux épreuves subies ensemble. Je penchais pour la deuxième solution, ce qu’ils me confirmèrent quelques jours plus tard. Ce genre d’histoires survivait rarement au retour à la normale. Mais qu’importe, leur bonheur mettait un peu de baume sur tous ces cœurs meurtris.

La guérisseuse, en voyant tous ces hommes arriver, ne savait plus où donner de la tête. Il y en avait trop, elle semblait dépassée. Il n’en était rien. En moins d’un calsihon, elle s’était organisée, les répartissant en trois groupes. Ceux des valides n’ayant besoin que de repos, ceux nécessitant peu de soin et ceux requérant ses services. Ils étaient nombreux, mais ce ne fut pas un problème, Lassa bénéficia de toute l’aide qu’elle réclama.

Dinlirsle guida son compagnon jusqu’à moi. Je remarquais son bras passé autour de la taille gracile de la jeune femme. À mon avis, il n’était pas près de la lâcher à nouveau.

— Steron, voici Saalyn, nous présenta-t-elle, Saalyn, voici Steron, mon fiancé.

— Keliatmetae le Saalyn, me salua-t-il.

Un Helariasen.

— Keliatmetae le Steron, lui répondis-je.

— On m’a signalé que c’est toi qui commandais ce groupe et que c’est à toi que nous devons notre délivrance.

— Quand je suis réveillée, oui.

— Au nom de tous mes compagnons, je te remercie. Mais je suis sûr qu’ils ne manqueront pas de venir te présenter leurs hommages.

Ou vérifier si j’étais disponible, pensais-je.

— Dinlirsle m’a dit que tu étais une guerrière libre. Quelle différence avec une guerrière tout court ?

— Je dépends directement d’Helaria, répondis-je.

Il hocha la tête. Helaria était une caution plus que suffisante à ses yeux. S’il m’avait choisie, c’est que j’étais compétente. Il ne remettrait jamais en cause mon autorité.

— Quand je suis parti, cette corporation n’existait pas, dit-il.

— Beaucoup de choses ont changé. Cette attaque a représenté le coup de fouet qui nous a fait sortir de notre torpeur. Et les pentarques ont déclaré la guerre aux pirates.

Son sourire n’avait rien d’engageant. Visiblement, il avait envie d’en découdre avec eux, il voulait prendre sa revanche.

— Pour le moment, nous avons un problème plus urgent à résoudre. Beaucoup de femmes sont sans protection ici. Mon groupe comporte onze Helariaseny et dix-sept qui viennent d’ailleurs.

Traduction, il y avait dix-sept violeurs potentiels et seulement onze individus pour les maîtriser.

— Erreur, objectai-je, nous sommes seize Helariaseny, en plus de Meton et moi-même.

Il regarda nos compagnes. Il avait compris.

— Peuvent-elles se défendre ?

— L’une d’elles est guerrière. En dehors d’elle, nos compatriotes savent se servir d’une arme. L’utiliseront-elles, c’est une autre histoire ?

Son attention se fixa sur l’une des deux compagnes de Dinlirsle remarquable pour leur beauté. La jeune femme s’en aperçut.

— Eh ! s’écria-t-elle.

Il intercepta un poing serré qui allait le frapper, sans violence toutefois, et lui envoya un sourire coupable qui fit fondre la jalousie de sa fiancée. Il lui déposa un bref baiser sur les lèvres avant de s’adresser à nouveau à moi.

— Puisque tu es notre chef, je dois te montrer quelque chose qui devrait t’intéresser, dit-il.

Il leva le bras et lança une invite à son groupe. Aussitôt, un de ses compagnons, qui avait étrangement échappé à la sagacité de Lassa, s’approcha, un objet circulaire dans les mains. Je le pris et l’examinais. Je ne comprenais pas son usage.

— Qu’est-ce que c’est, demandai-je ?

— C’est un bouclier. Ça sert à se protéger pendant un combat.

— Comment ça marche ?

— Tu l’interposes entre l’arme de l’adversaire et ton corps pour intercepter les coups.

— Fais voir !

Dinlirsle me l’arracha des mains et se plaça un peu à l’écart en observant avec soin le moindre détail de cet instrument. Et dire que je croyais impossible de séparer ces deux-là. Un simple disque de bois et de métal y était arrivé. En un instant, elle trouva comment il se portait et le fixa à son bras. Le voyant ainsi équipé, je pris toute la mesure de cet ingénieux équipement. La jeune femme nous rejoignit.

— L’idée paraît bonne, déclara-t-elle, mais réalisée avec les pieds.

— Comment ça ? demandai-je.

— Ces planches, si une épée frappe comme ça, elles arrêteront le coup. Mais dans l’autre sens, elles vont se séparer ou se briser et le bras encaissera tout. Je pense que c’est pour éviter ça que le cerclage de bronze a été installé.

Elle me rendit l’arme et reprit sa place contre le corps de son compagnon. La main retrouva sa position confortable à la taille de la jeune femme.

— On ne peut donc rien en tirer, conclut Steron. Dommage, l’idée me plaisait.

— Je ne dirais pas ça, objecta Dinlirsle. Avec le bon matériel, je pourrai en fabriquer un mieux conçu qui n’éclaterait pas en plein combat. Même sans le cerclage de métal que de toute façon je ne saurai pas reproduire. Je ne suis pas forgeron.

— De quoi as-tu besoin ? demandai-je.

— Une scie de qualité, un poinçon, de la résine, un pot de terre émaillé. Ce genre de chose.

— On te trouvera tout ça. Tu es armurière ?

— Charpentière, répondit-elle.

La meilleure nouvelle de la journée. Non seulement nous allions disposer d’armes. Mais en plus, nous allions être mieux équipés que nos adversaires.

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