II

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Le long du canal de l’Ourcq, les feuilles de châtaignier et d’érable sycomore du chemin de halage collent aux semelles, aux endroits les plus mouillés. Je donne des coups de pied dans les bogues entrouvertes. Je goûte un fruit, plus beau que les autres, dans l’espoir du goût sucré de mon enfance, mais c’est l’amertume d’un marron d’inde qui m’envahit le palais, et je dois recracher le morceau avec dépit. Une péniche de plaisance passe (à cette époque de l’année, ce ne peut être que des Anglais) et son clapot résonne aux berges quelques instants, puis le silence retombe. Seul le bruit de mes pas dans la jonchée de feuilles trouble le calme de la matinée. Le jour est brumeux et le ciel ennuagé de gris.

Non, je ne peux pas faire cela à Christine. Notre relation est forcément épisodique, vu mon travail à MSF, mais je ressens davantage à chaque retour de mission le besoin d’un port d’attache affectif, pour panser les blessures du cœur et de l’âme (celles du corps, j’en fais mon affaire, et jusqu’ici j’ai eu de la chance).

Elle, comme un brave petit soldat, m’attend, m’ouvrant sa porte, ses bras et son lit dès que je rentre, sans poser de questions. Mais elle sait bien que nul ne peut vivre le stress permanent des situations d’urgence sans soutien affectif et que le corps, même exténué par des journées harassantes, tantôt au soleil, tantôt dans le froid et la neige, a besoin de s’abandonner de temps à autre.

Alors, puisque j’ai accepté cette semaine de congés avant de repartir en Ingouchie, je lui ai promis un week-end à Dinard, dont une exposition récente m’a révélé l’architecture fin de siècle au charme désuet. Car, bien entendu, à elle, il lui a été impossible d’obtenir une semaine, comme cela, à l’improviste. Ce week-end, c’est le minimum sur lequel nous nous sommes mis d’accord. Non. Je ne peux pas lui faire cela.

Tant pis, j’enverrai la procuration. Et s’il y avait quelque chose à récupérer, tant pis aussi. Et sinon, tant mieux. Mais je songe soudain que, dans quinze jours, c’est la Toussaint, et moi qui ai vu creuser tant de cimetières de par le monde, mais n’ai jamais mis les pieds dans un seul de mon pays, je prends tout à coup conscience que tant que l’on n’a pas une tombe devant laquelle se recueillir, on est de nulle part. Et la pensée de devoir passer cette journée de la Toussaint sans pouvoir lire le nom des miens et savoir que mes racines sont là, m’est alors insupportable.

C’est clair maintenant. Ma décision est prise : je vais prolonger la concession. Et j’irai là-bas pour la Toussaint. Tant pis, je repousserai mon départ pour le Caucase et rejoindrai mon équipe sur le terrain. Après tout, ils me doivent bien cela.

Je shoote d’un pied ferme dans une châtaigne qui s’en va faire des ronds dans l’eau du canal. La brume d’octobre s’entrouvre à un soleil pâle.

Il est temps de rentrer à l’appartement.

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